Méthode de la recherche
Dessin issu du journal de Chloé
Dessin issu du journal de Chloé

Élaborer un protocole de suivi dans l’urgence

La méthode de suivi des situations de confinement s’est mise en place dans l’urgence, pour pouvoir commencer l’observation le plus tôt possible par rapport au 16 mars : dès notre première rencontre nous avons rapidement recensé 11 personnes à interviewer chaque semaine pendant une heure, selon une grille d’entretien. Au-delà de ces entretiens conduits par téléphone, nous avons eu l’idée de demander à des personnes de nos réseaux personnels de rédiger des journaux de bord. Les consignes étaient simples : une certaine temporalité dans l’écriture (au minimum hebdomadaire) et une grille de thèmes à aborder. Au final, 32 journaux de bord seront recueillis. Pour l’ensemble des personnes suivies, nous avons sollicité des personnes de notre entourage personnel. D’où une certaine homogénéité sociale fondée sur la classe moyenne et supérieure urbaine. Nous avions décidé de nous concentrer sur des personnes habitant en ville et étant restées en ville pendant le confinement.

Notre groupe de travail s’est réuni de manière hebdomadaire de mars à mai. Toutes les semaines nous mettions en commun les sujets abordés tant dans les entretiens que dans les journaux, nous échangions sur le vécu collectif de l’événement, sur les questions suscitées par ce que l’on pouvait observer çà et là, ainsi que sur le moral de notre groupe. Nous avons formalisé une frise chronologique du rapport au temps durant ces 6 semaines, mettant à jour l’état moral des interviewés. Celle-ci retrace l’humeur collective mettant en évidence l’impact de la météo, des annonces gouvernementales et du décompte temporel.

La période du déconfinement, à partir de mi-mai, a fait l’objet par chacune d’observations plus ou moins éparses, réalisées notamment sur l’espace public. Des photos permettent de rendre compte de la réappropriation progressive des espaces publics.

Nous avons alors arrêté les entretiens, mais certaines personnes ont continué à tenir leurs journaux de bord après le 11 mai.

À la rentrée de septembre 2020, nous avons remobilisé les 11 personnes suivies pour un entretien final, avant de nous lancer dans l’analyse du corpus constitué.

L’année 2021 a été une année relativement compliquée du fait des 2 confinements (octobre-novembre 2020, puis mars-avril 2021), du couvre-feu instauré en décembre 2020 jusqu’en juin 2021, de la fermeture de tous les lieux publics, des contraintes de gestion de la crise sanitaire.

La difficulté que l’on rencontre aujourd’hui est de clore une recherche qui s’inscrit dans une période qui finalement n’est pas encore terminée : la pandémie est loin d’être jugulée, les confinements divers alternent avec des déconfinements. Le conflit entre politiques et scientifiques entraîne des décisions sinon contradictoires, toujours contestées. La lisibilité des mesures est de plus en plus faible en même temps que leur légitimité. La période est extrêmement floue tant dans l’édiction des règles, que dans leur vécu par les citoyens.

L’on a beaucoup espéré durant le premier confinement l’avènement d’un monde « nouveau ». D’un mode transformé à l’aune des leçons acquises durant cette période, chacun prônant pour sa chapelle. Aujourd’hui il semblerait que l’on en appelle moins à un monde nouveau qu’à un retour possible de certains champs économiques et culturels privés d’activité depuis trop longtemps.

La crise sanitaire a aujourd’hui un an et demi. Seule la vaccination permet de penser qu’il y aura une fin à cette période.

Notre recherche s’inscrit donc dans un temps délimité, celui du premier confinement et des mois suivants.

Écrire un journal de bord : lutte contre l’oubli et catharsis

Écrire un journal de bord est un acte loin d’être neutre. Quotidien ou hebdomadaire, l’objectif de cette écriture est de consigner pour pouvoir se souvenir. C’est aussi d’une certaine façon un acte expiatoire qui peut être salutaire, dans la mesure où écrire permet de se recentrer, mais aussi de prendre du recul en formalisant.

Les personnes sollicitées dans notre entourage se sont saisies de cette demande pour être acteurs d’un projet, mais aussi pour mettre à distance une expérience insolite.

Quelques consignes ont été données au départ pour la tenue du journal, dont une grille de thématiques : le rapport à son logement et à son habitat (la résidence, le jardin, le voisinage…), la gestion des sorties, la réorganisation du travail, le rapport au corps et à l’hygiène de vie, l’utilisation des outils technologiques, l’utilisation des réseaux sociaux (utilisation privée et publique), le rapport à l’information, le rapport au temps, l’état moral, le ressenti….

Le contenu des journaux articule une production de connaissances et un acte personnel d’auto-analyse.

« C’est le but de ce journal : garder la trace de mes impressions et le souvenir des petits faits et des réflexions qui auront pendant ces quelques semaines rempli mes journées ».

Certains auteurs ont bien souligné la différence entre journal de bord et carnet intime. Certains tenaient deux cahiers, un carnet personnel dont ils tiraient la matière du journal de bord qu’ils nous remettaient. Celui-ci était expurgé de toutes les pensées intimes qui n’avaient pas vocation à nous être livrées. Même si dans beaucoup d’entre eux nous avons accès à une écriture de l’intimité.

Beaucoup énoncent des doutes sur l’intérêt de leur production. Écrire demande un effort, et beaucoup énoncent le souci constant de savoir s’ils répondent bien à la commande.

« Je me pose pas mal de questions sur ce journal plus particulièrement sur ce que je remets à l’équipe de sociologues ; où dois-je placer le curseur ? Dois-je ou puis-je rentrer dans des considérations intimes sur ma vie familiale, ma vie de couple, ma personne ou rester sur des considérations plus générales, plus factuelles. Globalement la retranscription de mon journal me demande pas mal de travail d’abord parce que ce journal que je tenais quotidiennement au départ n’est plus tout à fait quotidien. J’ai du mal à trouver le moment idéal pour raconter ma journée et mes états d’âme parce que je suis très occupée et sans doute aussi parce que les journées se ressemblent beaucoup. Au début il y avait cette nouveauté, ce besoin d’occuper, d’organiser les journées et la vie ensemble.  Maintenant il y a une sorte de routine qui s’est installée et donc je ne vais pas me répéter sans cesse sur mes activités. Seuls changent mon humeur, mon état d’esprit et éventuellement quelques événements « extraordinaires » qui ponctuent cette monotonie quotidienne. C’est ce que je m’efforce de traduire dans le document que je remets… certes mes réflexions intimes sur ma vie perso apparaissent mais je ne suis pas sûre que ce soit le lieu adéquat… »

Tenir un journal permet de mesurer l’évolution dans le temps de ses émotions, de ses sensations face aux faits vécus :

« Je suis curieuse de découvrir dans quelques semaines les pensées qui m’habitaient à la mi-mars, au début de tout ça. Suis-je passée de la sidération à l’euphorie, de l’euphorie à la lassitude, de la lassitude à la colère, puis à une forme d’abandon ? Mon récit traduira-t-il ce cheminement ? ».

Un journal est une mémoire externe, en l’occurrence produit individuellement pour rejoindre un corpus collectif.

Le propre d’un journal a pour vocation d’être un espace où l’on consigne à la fois les minuscules évènements de la vie ordinaire et ses pensées et réflexions. La période de la pandémie est incroyablement extraordinaire. Et pourtant, par sa nature, elle n’est constituée que de faits plutôt répétitifs. Ainsi certains se demandent que noter. Le menu des repas et le descriptif des activités quotidiennes, le contenu des conversations, les commentaires suscités par les décisions nationales et la gestion de la crise. Au-delà de la description factuelle des journées qui s’enchainent, ce sont de nombreuses pensées inspirées par l’expérience de la vie au ralenti, la vie recluse qui animent ces journaux.

L’ensemble constitue un matériau prolixe et dense dans lequel nous puisons la matière de nos analyses. Mais au-delà ce sont de véritables espaces de flânerie discursive sur la vie, le temps passant, le rapport à l’autre… Chaque journal contient des « motifs » qui reviennent de façon lancinante, telle une ritournelle, façonnant ces récits d’une intériorité exceptionnelle face au caractère inédit de l’événement.

L’une des caractéristiques les plus exceptionnelles, est sans doute que l’humanité tout entière s’est retrouvée unie face à la même inconnue que constituait la Covid. Et que nos vies matérielles se sont cantonnées dans des espaces réduits forçant à revisiter la course, voire le sens de la vie.

« Et dehors, partout dans le monde, c’est le chaos. Dehors, il n’y a plus rien d’ordinaire. Juste une pandémie exceptionnelle, qui, même si elle n’est pas inédite et que les journaux nous rappellent l‘hécatombe causée par la grippe espagnole au début du vingtième siècle, ou encore les ravages du Sida, gagne à une vitesse folle la planète entière et contre laquelle les populations tentent de s’organiser dans l’urgence. Et moi, sur cette toile de fond planétaire hallucinante, je me livre à des tâches modestes, dont il ne resterait aucune trace si elles n’avaient pas aussi pour vocation de soutenir le moral des troupes ». 

Dessin issu du journal de Martine
Dessin issu du journal de Martine
Dessin issu du journal de Martine
Dessin issu du journal de Martine

L’exploitation du corpus : la réalisation de podcasts et la rédaction d’articles

Quand nous nous sommes posées la question de l’exploitation de notre corpus, plusieurs pistes se sont dessinées.

Étant toutes plus ou moins impliquées dans des missions opérationnelles sur la ville, l’aménagement du territoire ou encore l’habitat, nous pouvions mettre à profit nos observations pour repenser quelques principes socio-urbains sur la définition de projets urbains ou sur des missions relatives au logement.

Nous avons dans un premier temps restitué nos travaux auprès d’un groupe constitué des personnes interviewées, des auteurs des journaux de bord, et de professionnels de l’ACAD (décembre 2020).

Nous avons ensuite tenu un atelier de travail avec des architectes, des promoteurs, des professionnels de l’urbain sur la question du logement (mai 2020).

Et puis, après avoir longuement réfléchi à la manière de restituer différemment cette recherche, nous avons imaginé produire des podcasts avec l’appui d’une compagnie de conteurs.

C’est ainsi que 10 journaux de bord sont partis entre les mains de quatre conteurs qui s’en sont emparés pour les dire, les interpréter, nous les re raconter. C’est ainsi par leurs voix que nous pourrons diffuser le contenu de ces écrits. Nous en avons choisi dix, mais tous sont présents dans l’analyse que nous restituons dans nos textes.

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