Itinéraire d'une recherche

« Magnifique journée de début de printemps. Il faisait plus de vingt degrés cet après-midi au soleil et le ciel était d’un bleu pur comme jamais. Les avions ont pratiquement cessé de voler et on ne voit plus aucunes de ces longues traînées blanches qui zèbrent l’azur en temps normal. Les habitants de la Terre se terrent. Près de la moitié de l’humanité́ est consignée dans ses pénates, que ce soit un building à Hong Kong ou un ryad au Maroc, un appartement haussmannien ou une villa à St Barth, ou encore un studio à la cité des Anges, le confinement est la règle. On ne voyage plus ou presque. On fait l’apprentissage de la sagesse pascalienne : on reste en repos dans sa chambre, voilà̀ tout. C’est difficile. » (Extrait d’un journal de bord)

« Le seul ennui d’un confinement : le temps. Sitôt que l’on sait l’apprivoiser, on ne craint plus grand-chose ». Diane Ducret

 « Ne pas lancer de guerre arithmétique avec le temps, mais plutôt l’accompagner pour lutter contre l’effondrement intérieur. Attention à la défaite intérieure ». Sylvain Tesson 

Retour d’Inde

Le 12 mars 2020, je rentrais d’un voyage en Inde, où j’étais allée suivre un stage de méditation et de yoga, dans un centre ayurvédique dans le Kerala. C’était la deuxième fois que j’y allais, avec le projet par la suite d’entamer une formation de professeur de yin yoga.

En quittant l’Inde, j’avais commencé très vaguement à entendre parler du virus. C’était relativement nébuleux. Je ne comprenais pas pourquoi certaines personnes craignaient l’impossibilité de revoir leurs petits-enfants ou encore d’aller voter aux élections municipales prévues le week-end suivant.

Le soir de mon retour, en atterrissant à Roissy, après un stop à Oman où j’avais acheté 2 bouteilles de gel hydraulique (la vente en était limitée) et essayé un masque chirurgical, ma fille m’avait envoyé un texto annonçant que son lycée fermait et qu’elle n’aurait plus cours. Elle était en terminale et l’on ne savait pas alors ce qui allait se passer pour le bac.

A l’arrivée à Paris, l’aéroport de Roissy était relativement vide. Personne ne portait de masque. J’ai pris le RER pour rentrer chez moi. Y avait-il une drôle d’ambiance ? Je ne pouvais en juger étant relativement absorbée par mon voyage. Les deux pays se télescopaient comme deux planètes, à des années-lumière l’une de l’autre. L’Inde avait décidé de fermer totalement ses frontières le lendemain de mon départ.

Une fois rentrée chez moi, j’ai dit au revoir à l’étudiant coréen qui séjournait dans mon appartement, et était rapatrié de toute urgence en Corée, dès le lendemain matin. Entre Chicago, où il était étudiant, et Séoul, il avait choisi de rentrer dans son pays natal, car la pandémie y était déjà largement contenue.

Tout le monde était sous le coup du discours du Président qui venait d’annoncer la fermeture des écoles. Mais le vote pour le premier tour des élections municipales, le dimanche 15 mars, était maintenu. Cela avait fait l’objet de longs débats déjà. Pour moi et mon milieu professionnel, il était évident que ces élections devaient avoir lieu. C’est d’elles que dépendait notre activité professionnelle…

Le dimanche, j’ai insisté pour que ma fille vienne voter avec moi. C’était la première fois qu’elle avait le droit de voter et je souhaitais fortement qu’elle fasse cette expérience malgré sa réticence. Il était 18h, le bureau de vote était vide et lugubre. Gel à l’entrée sur les mains, et vite fait, nous avons glissé les bulletins dans l’urne. Une ambiance de fin du monde s’était abattue sur Paris. Pourtant, en ce dimanche où il faisait très beau, tout le monde était dehors, à la recherche d’air, d’espace et de soleil. J’avais eu ma cousine pneumologue au téléphone, très alarmiste, qui m’avait dit qu’elle venait de visionner un diaporama médical sur l’épidémie et annoncé que la situation était extrêmement grave. Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait me dire, et quels pouvaient être les impacts de cette pandémie.

Le lendemain, le lundi 16 mars, fut une journée de chaos. Mon fils prit le train en urgence pour partir au pays basque, me disant qu’il fallait absolument que je parte aussi. Je décidai vite que je ne pouvais pas rejoindre mes parents âgés, donc « à risque ». Une amie vint me voir pour me proposer de me joindre à elle et aux gens qu’elle s’apprêtait à accueillir dans sa maison à Paris. Elle était en train d’organiser une communauté pour tenir le siège du confinement. Je ne comprenais pas bien ce qui se passait. Effectivement au Carrefour Market du quartier, les rayons de pâtes, farine et papier toilettes étaient vides. Le discours de Macron le soir a annoncé le début du confinement et un pays qui rentrait en guerre : « Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation. Mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse.» Un discours qui marquera durablement les esprits.

Le lendemain matin, alors que le confinement était officiel à partir de 12h, je suis allée dire au revoir à la ville en longeant à pied le canal de l’Ourcq. J’avais un sentiment confus d’incompréhension qui se traduisait par une fêlure interne, une sensation inédite et peu appréhendable.

C’est à ce moment que cette évidence a traversé mon esprit : la seule façon de résister à cet événement était de le consigner pour ne pas en perdre la matière. On sait par expérience professionnelle combien les paroles, les faits, les actes sont volatiles quand on les laisse filer et qu’on ne les inscrit pas immédiatement. Au sortir d’un entretien sans note ni enregistrement, nous avons appris à écrire tout de suite les bribes qui nous permettront de constituer le corpus qui sera soumis à l’analyse.

Recueillir pour ne pas oublier

Face à cet événement, deux constats s’imposaient : d’une part, la période était extraordinaire et de fait, méritait qu’on la décrive au jour le jour pour la garder en mémoire ; d’autre part, elle induirait forcément des comportements imprévisibles qu’il était absolument indispensable d’observer. Pour une sociologue, l’événement relevait de la gageure : saisir l’opportunité d’une observation sur un terrain vierge. L’urgence était de recueillir tant des paroles, que des observations, des images, des écrits, de constituer un corpus sur ce moment unique dans notre histoire contemporaine.

D’où l’idée d’organiser un groupe de cinq professionnelles, toutes rompues à l’exercice de l’entretien. La technique d’entretien n’est pas innée mais résulte bien d’une formation. Recueillir la parole de l’autre nécessite une méthode, un savoir-faire éprouvé.

Ainsi s’est formée notre équipe avec Lucie Melas, sociologue en région parisienne, Laetitia De Angelis, sociologue à Marseille, Emeline Bailly, urbaniste située à Paris, Francesca Ansaloni, urbaniste politologue habitant en Italie et moi-même, Bénédicte de Lataulade, sociologue, Paris.

Itinéraire d'une recherche - Fenêtre sur confinement

Notre groupe de travail s’est réuni de manière hebdomadaire de mars à mai. Toutes les semaines nous mettions en commun les sujets abordés tant dans les entretiens que dans les journaux, nous échangions sur le vécu collectif de l’événement, sur les questions suscitées par ce que l’on pouvait observer çà et là, ainsi que sur le moral de notre groupe. Nous avons formalisé une frise chronologique du rapport au temps durant ces 6 semaines, mettant à jour l’état moral des interviewés. Celle-ci retrace l’humeur collective mettant en évidence l’impact de la météo, des annonces gouvernementales et du décompte temporel.

La période du déconfinement, à partir de mi-mai, a fait l’objet par chacune d’observations plus ou moins éparses, réalisées notamment sur l’espace public. Des photos permettent de rendre compte de la réappropriation progressive des espaces publics.

Nous avons alors arrêté les entretiens, mais certaines personnes ont continué à tenir leurs journaux de bord après le 11 mai.

A la rentrée de septembre 2020, nous avons remobilisé les 11 personnes suivies pour un entretien final, avant de nous lancer dans l’analyse du corpus constitué.

L’année 2021 a été une année relativement compliquée du fait des 2 confinements (octobre-novembre 2020, puis mars-avril 2021), du couvre-feu instauré en décembre 2020 jusqu’en juin 2021, de la fermeture de tous les lieux publics, des contraintes de gestion de la crise sanitaire.

La difficulté que l’on rencontre aujourd’hui est de clore une recherche qui s’inscrit dans une période qui finalement n’est pas encore terminée : la pandémie est loin d’être jugulée, les confinements divers alternent avec des déconfinements. (Tous les essais de contrôle de l’épidémie semblent échouer face à une troisième vague (mars 2021), dans laquelle des variants extrêmement contagieux sévissent (anglais, sud-africain, brésilien). Le conflit entre politiques et scientifiques entrainent des décisions sinon contradictoires, toujours contestées. La lisibilité des mesures est de plus en plus faible en même temps que leur légitimité. La période est extrêmement floue tant dans l’édiction des règles, que dans leur vécu par les citoyens. 

L’on a beaucoup espéré durant le premier confinement l’avènement d’un monde « nouveau ». D’un monde transformé à l’aune des leçons acquises durant cette période, chacun prônant pour sa chapelle. Aujourd’hui il semblerait que l’on en appelle moins à un monde nouveau qu’à un retour possible de certains champs économiques et culturels privés d’activité depuis trop longtemps.

La crise sanitaire a aujourd’hui un an et demi. Seule la vaccination permet de penser qu’il y aura une fin à cette période.

Notre recherche s’inscrit donc dans un temps délimité, celui du premier confinement et des mois suivants.

Écrire un journal de bord : lutte contre l’oubli et catharsis

Écrire un journal de bord est un acte loin d’être neutre. Quotidien ou hebdomadaire, l’objectif de cette écriture est de consigner pour pouvoir se souvenir. C’est aussi d’une certaine façon un acte expiatoire qui peut être salutaire, dans la mesure où écrire permet de se recentrer, mais aussi de prendre du recul en formalisant.

Les personnes sollicitées dans notre entourage se sont saisies de cette demande pour être acteurs d’un projet, mais aussi pour mettre à distance une expérience insolite.

Quelques consignes ont été données au départ pour la tenue du journal, dont une grille de thématiques : le rapport à son logement et à son habitat (la résidence, le jardin, le voisinage…), la gestion des sorties, la réorganisation du travail, le rapport au corps et à l’hygiène de vie, l’utilisation des outils technologiques, l’utilisation des réseaux sociaux (utilisation privée et publique), le rapport à l’information, le rapport au temps, l’état moral, le ressenti….

Le contenu des journaux articule une production de connaissances et un acte personnel d’auto-analyse.

« C’est le but de ce journal : garder la trace de mes impressions et le souvenir des petits faits et des réflexions qui auront pendant ces quelques semaines rempli mes journées ».

Certains auteurs ont bien souligné la différence entre journal de bord et carnet intime. Certains tenaient deux cahiers, un carnet personnel dont ils tiraient la matière du journal de bord qu’ils nous remettaient. Celui-ci était expurgé de toutes les pensées intimes qui n’avaient pas vocation à nous être livrées. Même si dans beaucoup d’entre eux nous avons accès à une écriture de l’intimité.

Beaucoup énoncent des doutes sur l’intérêt de leur production. Écrire demande un effort, et beaucoup énoncent le souci constant de savoir s’ils répondent bien à la commande.

« Je me pose pas mal de questions sur ce journal, plus particulièrement sur ce que je remets à l’équipe de sociologues ; où dois-je placer le curseur ? Dois-je ou puis-je rentrer dans des considérations intimes sur ma vie familiale, ma vie de couple, ma personne ou rester sur des considérations plus générales, plus factuelles. Globalement la retranscription de mon journal me demande pas mal de travail d’abord parce que ce journal que je tenais quotidiennement au départ n’est plus tout à fait quotidien. J’ai du mal à trouver le moment idéal pour raconter ma journée et mes états d’âme parce que je suis très occupée et sans doute aussi parce que les journées se ressemblent beaucoup. Au début il y avait cette nouveauté, ce besoin d’occuper, d’organiser les journées et la vie ensemble.  Maintenant il y a une sorte de routine qui s’est installée et donc je ne vais pas me répéter sans cesse sur mes activités. Seuls changent mon humeur, mon état d’esprit et éventuellement quelques événements « extraordinaires » qui ponctuent cette monotonie quotidienne. C’est ce que je m’efforce de traduire dans le document que je remets… certes mes réflexions intimes sur ma vie perso apparaissent mais je ne suis pas sûre que ce soit le lieu adéquat… »

Tenir un journal permet de mesurer l’évolution dans le temps de ses émotions, de ses sensations face aux faits vécus : « Je suis curieuse de découvrir dans quelques semaines les pensées qui m’habitaient à la mi-mars, au début de tout ça. Suis-je passée de la sidération à l’euphorie, de l’euphorie à la lassitude, de la lassitude à la colère, puis à une forme d’abandon ? Mon récit traduira-t-il ce cheminement ? ».

Un journal est une mémoire externe, en l’occurrence produit individuellement pour rejoindre un corpus collectif.

Le propre d’un journal a pour vocation d’être un espace où l’on consigne à la fois les minuscules évènements de la vie ordinaire et ses pensées et réflexions. La période de la pandémie est incroyablement extraordinaire. Et pourtant, par sa nature, elle n’est constituée que de faits plutôt répétitifs. Ainsi certains se demandent que noter. Le menu des repas et le descriptif des activités quotidiennes, le contenu des conversations, les commentaires suscités par les décisions nationales et la gestion de la crise. Au-delà de la description factuelle des journées qui s’enchainent, ce sont de nombreuses pensées inspirées par l’expérience de la vie au ralenti, la vie recluse qui animent ces journaux. 

L’ensemble constitue un matériau prolixe et dense dans lequel nous puisons la matière de nos analyses. Mais au-delà ce sont de véritables espaces de flânerie discursive sur la vie, le temps passant, le rapport à l’autre… Chaque journal contient des « motifs » qui reviennent de façon lancinante, telle une ritournelle, façonnant ces récits d’une intériorité exceptionnelle face au caractère inédit de l’événement.

L’une des caractéristiques les plus exceptionnelles, est sans doute que l’humanité tout entière s’est retrouvée unie face à la même inconnue que constituait la Covid. Et que nos vies matérielles se sont cantonnées dans des espaces réduits forçant à revisiter la course, voire le sens de la vie.

« Et dehors, partout dans le monde, c’est le chaos. Dehors, il n’y a plus rien d’ordinaire. Juste une pandémie exceptionnelle, qui, même si elle n’est pas inédite et que les journaux nous rappellent l‘hécatombe causée par la grippe espagnole au début du vingtième siècle, ou encore les ravages du Sida, gagne à une vitesse folle la planète entière et contre laquelle les populations tentent de s’organiser dans l’urgence. Et moi, sur cette toile de fond planétaire hallucinante, je me livre à des tâches modestes, dont il ne resterait aucune trace si elles n’avaient pas aussi pour vocation de soutenir le moral des troupes ». 

Dessin issu du journal de Martine
Dessin issu du journal de Martine

L’exploitation du corpus : la réalisation de podcasts et la rédaction d’articles

Quand nous nous sommes posé la question de l’exploitation de notre corpus, plusieurs pistes se sont dessinées.

Étant toutes plus ou moins impliquées dans des missions opérationnelles sur la ville, l’aménagement du territoire ou encore l’habitat, nous pouvions mettre à profit nos observations pour repenser quelques principes socio-urbains sur la définition de projets urbains ou sur des missions relatives au logement.

Nous avons dans un premier temps restitué nos travaux auprès d’un groupe constitué des personnes interviewées, des auteurs des journaux de bord, et de professionnels de l’ACAD (décembre 2020).

Nous avons ensuite tenu un atelier de travail avec des architectes, des promoteurs, des professionnels de l’urbain sur la question du logement (mai 2020).

Et puis, après avoir longuement réfléchi à la manière de restituer différemment cette recherche, nous avons imaginé produire des podcasts avec l’appui d’une compagnie de conteurs.

C’est ainsi que 10 journaux de bord sont partis entre les mains de quatre conteurs qui s’en sont emparé pour les dire, les interpréter, nous les reraconter. C’est ainsi par leurs voix que nous pourrons diffuser le contenu de ces écrits. Nous en avons choisi dix, mais tous sont présents dans l’analyse que nous restituons dans nos textes.