Il y a plus d’un an, à l’aube de la crise sanitaire sans précédent que nous sommes en train de vivre, nous avons mis en place, dès le début du confinement, un dispositif de recherche sociologique et urbaine singulier pour observer cette période inédite[1]… Une approche résolument qualitative, conduite en France et en Italie qui s’est appuyée sur le suivi de onze personnes interviewées chaque semaine ainsi que le recueil d’une trentaine de journaux de bord rédigés quotidiennement ou hebdomadairement.
[1] Recherche conduite par Francesca Ansaloni urbaniste indépendante, Italie, Emeline Bailly, urbaniste (CSTB), Laetitia De Angelis ethnologue (Strat’Urbaines), Bénédicte de Lataulade sociologue (Socio en Ville), Lucie Melas sociologue (Résonance Urbaine)
1. Des repères chamboulés
Cette période dite du 1er confinement, de mars à mai 2020, a profondément bousculé nos modes de vie. De nouveaux équilibres entre extériorité et intériorité ont engagé notre rapport à l’habitat et ont redéfini nos règles spatiales liées à la vie intime. Nos repères spatiaux et temporels et notre rapport au logement ont été « chamboulés ». L’injonction à rester chez soi a borné, restreint, paramétré et questionné nos règles spatiales liées à la vie intime, privée, collective et urbaine. Elle a renversé les rapports de proxémie[2], en nous privant de la ville, de ses qualités d’urbanité en termes de citadinité (vie urbaine), civilité (vie sociale) et citoyenneté (vie politique)[3], elle a favorisé un surinvestissement du logement (éventuellement de l’immeuble et/ou îlot).
[2] Les êtres régulent leur rapport au monde à travers différentes bulles, distance, territoires qui assurent des fonctions adaptées à des contextes physiques et sociaux.
[3] Bailly E., 2013, « Des espaces publics aux espaces paysagers de la ville durable », Articulo – Journal of Urban Research [Online], Special issue 4 | 2013
2. Le logement, un espace global
Le confinement interroge également l’organisation de la vie domestique comme monde social (Gilbert, 2016). Le chez-soi alors construit en monde social à part, peut-il s’affranchir des mondes sociaux urbains qui l’entourent ?
Chacun a dû développer des stratégies d’appropriation pour concilier au sein d’un même espace de nouvelles fonctions (travailler, manger, éduquer, se divertir…) et de nouvelles temporalités (le temps de l’apprentissage, du travail, des jeux, du maintien en forme, de la vie en commun). Espace global ou espace « monde » surinvesti, le chez-soi a souvent pris des allures de “refuge”. Il est devenu le lieu privilégié de son rapport à soi, à l’être physique (état de forme, du sommeil, activités physiques, douleurs), à l’être psychique (moral en “yoyo”, possibilités ou impossibilités de se projeter, colère…), et aux autres, entre bien-être et mal-être.
3. L’envers du décors urbain : le chez-soi
La sidération de l’annonce du confinement a entrainé une série de décisions prises dans l’urgence. Du choix du lieu (en France contrairement à l’Italie) au choix des co-confinés, les stratégies ont été multiples et déterminantes dans le vécu même de cette assignation à résidence.
Le vocabulaire utilisé dans les journaux ou au cours de nos entretiens l’illustre bien : «Ce fut une nouvelle frappante», «sidérante», certains parlent de «science-fiction», de «4ème dimension». Florence évoque « une impression étrange d’être en apesanteur, que ce n’est pas réel et en même temps attendu. On ne savait pas trop ce que cela impliquait. »
Chacun se retrouve catapulté dans une situation exceptionnelle qu’il imaginait courte, et face à laquelle il faut se composer un espace aimable. Un peu abasourdi certes, mais aussi un peu soulagé d’être à l’abri…
Cette méconnaissance de la durée précise de ce confinement, à la fois définie et indéfinie à la première annonce, a souvent mis en difficulté les personnes qui ont fait le choix de quitter leur logement, lieu qui renferme les objets et les espaces repères.
4. Quand les fonctions urbaines s’invitent dans l’espace domestique
Dès l’annonce, une reconfiguration du logement et des stratégies d’appropriation pour concilier de nouvelles fonctions et temporalités s’opèrent.
« Les premiers jours sont également consacrés à l’apprentissage des gestes-barrières à l’intérieur de l’appartement. Les comportements des premiers temps du confinement ont souvent un caractère excessif : c’est une période de prise de marques, de recherche de repères, d’identification et de construction de contacts avec l’extérieur. »
Comment tout faire dans un même espace ? Travailler, se reposer, éduquer, faire du sport, communiquer avec les proches, manger, se divertir… Chacun cherche à se donner les moyens de supporter de vivre dans un espace connu, fini, intégré. Pour tenir dans la durée, ces réorganisations évoluent par touches successives à l’épreuve de l’usage. Dans ce tâtonnement, beaucoup se montrent inventifs en modulant leur logement selon l’heure de la journée où les besoins des occupants : le drap qui compose une cabane pour s’isoler, la table de la cuisine qui se transforme en table de bureau à l’heure des visio-conférences, les meubles que l’on déplace pour installer la salle de gym dans le salon, le casque sur les oreilles pour s’isoler lorsque l’espace manque…
Si les fonctions urbaines investissent l’espace domestique, l’espace domestique pousse les murs et investit les extensions sur l’extérieur, comment créer alors une plus grande porosité entre intérieur et extérieur, entre espace de vie et nature ? Comment intégrer le paysage, celui que l’on voit depuis chez soi, dans la conception des logements ?
« De jour en jour, j’admire la beauté des arbres et du ciel et je pense à Verlaine en prison (le ciel est par-dessus le toit …) ou à toutes les fenêtres de Matisse à Collioure ou au Maroc. […] C’est totalement différent que d’être dans le paysage, d’être dans la ville et d’être dans le monde, là nous sommes acteurs alors que précédemment nous étions spectateurs. »
Cette recomposition des fonctions du logement (urbain / domestique, extérieur/intérieur, professionnel/intime) va-t-elle durablement changer la perception de nos espaces de vie et leur conception ?
5. Un chez-soi sous contrainte
Alors que beaucoup survalorisent leurs conditions de logement et apprécient de «se recentrer sur l’essentiel», d’autres se sentent à l’étroit dans ce lieu de vie sous contrainte. Peut-on se sentir chez soi lorsque le dehors est confisqué ? « Le sentiment d’être chez soi n’a de sens que par rapport à un dehors qui me fait face »[4].
« La routine me pèse, je me rends compte que j’ai besoin de l’extérieur pour nourrir mon intériorité, … Le temps s’écoule sans que je m’en rende compte » (…) « Le temps ralenti avec la confiscation du dehors. »
L’hypothèse qu’intérieur et extérieur sont nécessaires l’un à l’autre pour exister et agissent en miroir se confirme. Cette relation consubstantielle se condense dans le logement avec le surinvestissement du moindre espace extérieur, du petit rebord de balcon à la cour intérieure d’un immeuble jusqu’à la terrasse. Elle est le lien privilégié avec la nature, la nature que l’on cultive, la nature que l’on observe de chez soi. Cette extension du logement permet parfois une nouvelle sociabilité avec des voisins d’immeubles, des voisins de la cour, de la rue, au moment des applaudissements à “20h”.
[4] MOSNA SAVOYE Géraldine, 10/04/2020 « Anti éloge du chez soi » émission France culture.
Parfois, lorsque l’immeuble possède des espaces extérieurs communs, l’extérieur s’élargit à la cour commune :
« Notre cour est notre lieu de rencontre. Les enfants y jouent. Ils crient, font la course, s’ébrouent comme des petits chevreaux. Nous y croisons nos voisins qui reviennent de leurs promenades ou courses, l’occasion de se donner des nouvelles, […]. Elle est devenue notre monde extérieur.»
« La cour de l’immeuble est devenue quelques heures par jour une cour d’école. »
Pour les enfants, le logement et l’immeuble deviennent de nouveaux espaces de jeux et de vie. Le logement devient un espace ouvert.
L’expression des enfants, peu présents dans notre corpus, a été insuffisante pour appréhender leur vécu et leur ressenti durant cette période. Il nous semblerait intéressant de recueillir leur parole dans le cadre d’un projet dédié.
Toutefois, les deux entretiens réalisés avec des parents d’enfants de moins de 10 ans ont montré que la cohabitation des adultes et des enfants sur le temps long avec une intégration des fonctions urbaines dans le logement a été plutôt complexe. Il semblait impossible de cantonner les enfants à un espace spécifique, le plus souvent leur chambre. Afin de supporter le confinement, parfois plus dur pour les enfants que pour les adultes, l’espace de la chambre s’est étendu au logement avec plus ou moins de facilités dans le huis clos familial et spatial. Aussi, quelle place donnée aux enfants dans l’espace habité ? Comment les communs (rencontre, altérité, jeux) peuvent-ils devenir une extension de l’espace domestique pour les enfants ?
6. Le logement : une gestion de l’huis-clos
Le logement devient le lieu privilégié de son rapport aux autres et de son rapport à soi, à l’être physique (état de forme, du sommeil, activités physiques, douleurs), à l’être psychique (moral en “yoyo”, possibilités ou impossibilités de se projeter, colère…), entre bien-être et mal-être.
6.1 Un espace à soi, en quête de répit
Le vivre ensemble dans un espace confiné s’est ainsi frotté à cette situation inédite, recomposant l’interrelation des personnes en présence, en révélant la capacité de chacun à être avec l’autre. Comment vivre ensemble et comment s’isoler sont devenues des questions centrales pour qui n’a pas été confiné seul.
« Mais comment s’organiser à deux à la fois pour partager des moments heureux et à la fois pour garder des moments plus personnels ? »
6.2 Parfois les relations sont douces et soutenantes…
“Les liens humains reprennent de la force”. Chacun fait un effort pour que les relations restent “vivables”.
« Je sens que je donne beaucoup pour que tout le monde tienne. Je constate que nous nous protégeons les uns les autres. Chacun sens bien qu’on ne peut pas se permettre le luxe de conflits entre nous, ce serait déplacé, usant pour notre moral déjà bien entamé. (…) On n’a pas le luxe de trop s’épancher, se lâcher, chacun doit contenir ses révoltes, ses saturations, ses agacements. Il faut tenir et (se) supporter. »
« Notre vie à trois a trouvé son équilibre, respectueuse de l’espace intime de chacun. Notre vie avec les voisins s’est renforcée, la longue cour devient air de jeux, espace de lecture, d’échange, de bricolage en tout genre… La sphère intime et celle du voisinage a pris toute la place. »
6.3 …parfois elles sont tendues ou explosent
« Je ne supporte plus ma compagne de confinement… J’ai l’impression que mon temps fuit dans un gouffre dont elle est le fond”.
“J’ai l’impression d’être dans une téléréalité ».
Cet huis clos imposé montre l’importance de disposer d’un espace à soi, d’une « chambre à soi » (cf. Une chambre à soi de Virginia Woolf comme espace nécessaire à l’émancipation de la personne, à la constitution de sa personnalité) et de temps de répit. Le temps du répit s’impose non seulement pour le besoin de certaines activités qui nécessitent silence et concentration mais aussi pour se retrouver seul, à l’écart des autres dont la présence permanente peut être pesante.
« Je suis en confinement au sein de mon appartement, avec une terrasse, où nous vivons avec mon ami. Nous avons des pièces séparées au sein de celui-ci, ce qui nous permet de ne pas être l’un sur l’autre et de pouvoir être tranquille lorsque nous en avons envie. »
Comment alors rendre vivables des logements exigus ou inadaptés à l’intégration des activités de tous les occupants ? Des stratégies diverses se manifestent : sortir du logement pour être seul et se recentrer sur soi.
A l’inverse pour les personnes confinées seules dans leur logement, l’absence d’échange et de contact physique est parfois lourde.
« Je n’en peux plus du vide, du toute seule ? J’ai besoin de voir du monde… »
« La situation me renvoie à ma solitude : pas de conjoint ou de fiancé, ni au domicile, ni au loin, pas de frère ni de sœur avec qui parler longuement : seulement une amie d’enfance confinée chez son amoureux en Grèce (…) Cela me donne un grand sentiment de tristesse de savoir que ces gens, comme ceux des EPADH sont abandonnés à eux-mêmes comme aux temps anciens où il n’existait ni test, ni gel (…) Mes peurs les plus prégnantes : la vie semi-confinée pour les personnes fragiles, ce qui serait une forme d’éradication lente, peut-être la promesse d’une société rajeunie… »
7. Dans la superposition des activités, la question du travail occupe une place centrale
En matière d’emploi, les expériences observées sont multiples. Certains ont vu leur activité cesser totalement ou partiellement, d’autres ont pu télé-travailler. D’autres encore, du fait de leur profession, ont continué à exercer à l’extérieur, avec parfois le sentiment d’aller « au front »…
7.1 Le télétravail : un bilan mitigé
Alors que « Depuis la révolution industrielle, le logement incarne la séparation entre lieu de production (public) et lieu de reproduction (privé) » (Nony, 2012), le confinement est venu bousculer cette séparation. Les découpages physiques et temporels entre travail et intimité sont remis en jeu[5] et se frottent aux besoins des autres cohabitants.
Pour les télétravailleurs, le travail à domicile est improvisé dans des conditions de confort loin d’être toujours optimales. Il faut notamment réorganiser l’espace de la maison pour créer un bureau de fortune. Un temps d’apprentissage des outils en visioconférence s’avère nécessaire.
« Le télétravail a pour moi la seule vertu de ne pas nécessiter de longs trajets. Les interactions avec les collègues sont compliquées. L’écran est trop petit. On s’y fait et on avise. Mon bureau de fortune est situé près d’une fenêtre. Je vois la rue. »
[5] L’essor multi-situé du Travail chez Soi (recherche LEROY MERLIN Source publiée en 2019).
Le tâtonnement touche salariés et employeurs. Les organisations contraintes de s’adapter à ces nouvelles conditions de travail à distance peuvent développer un management générateur de stress. Certains salariés évoquent le sentiment d’être « surveillés », pouvant être appelés à tout moment. Sur la durée, même ceux qui sont plutôt très satisfaits du télétravail au début, finissent par s’en lasser. Plusieurs évoquent le besoin de retrouver les équipes, le bureau :
« Il manque les relations aux collègues en vrai ».
« J’ai l’impression d’être dans une bulle et de perdre pied avec le relationnel d’entreprise ».
« Les échanges vidéo moins stimulants deviennent lassants, on déplore le côté conventionnel et codifié des conversations »
« Au fil des jours on entend au téléphone que certains se laissent aller (…) Je sens que les interactions sont très différentes au boulot. Le fait de ne pas se voir et d’être à distance fait qu’on en oublie les traits de la personne. Les rapports deviennent plus froids, moins humains. Un sourire ça ne se voit pas par téléphone. On n’interprète pas un silence de la même manière quand on n’est pas en face de la personne. »
Après quelques semaines de travail confiné, les remarques convergent. Les journées de travail sont souvent plus longues. Le temps gagné dans les transports est transformé en temps de travail. Alors qu’en présentiel, les journées sont séquencées par des déplacements entre plusieurs réunions, des échanges avec les collègues… En télétravail les réunions s’enchaînent sans espace de respiration.
«Je fais des horaires plus longs qu’en temps normal mais il faut avouer que je suis aussi moins productif. »
Dans cette réinvention permanente des modes de travailler, il est particulièrement difficile de concilier vie professionnelle, vie de famille et école à la maison…
Le bilan du télétravail reste mitigé surtout en présence d’enfants (isolement, fatigue, lassitude des échanges vidéos moins stimulants…). Concilier vie privée et vie professionnelle s’avère particulièrement difficile lorsqu’il faut faire l’école à la maison. Tâche dont le poids a souvent été porté par les femmes au sein des foyers.
« Notre emploi du temps se cale sur celui de notre fils »
Les couples s’organisent pour une garde « alternée » et s’isolent à tour de rôle. Le casse-tête est encore plus compliqué pour les parents solos. Certains se lèvent à 5h du matin avant l’éveil des enfants pour travailler au calme et reprennent leur journée de travail en pointillée au cours de la journée et après le coucher du soir…
Instaurer une séparation temporelle pour préserver une intimité avec les proches et surtout une nécessaire coupure entre temps de repos, de répit et temps de travail s’avère nécessaire.
Pour les personnes confinées seules et encore en activité, le travail a pu constituer une bouée jusqu’à remplir la quasi-totalité de leur journée :
« J’ai énormément travaillé peut-être pour être sûre de ne pas déprimer seule. Depuis 2 mois je n’ai pris que 2 demi-journée sans rien faire (un jour bouquin, un jour j’ai cousu des rideaux) sinon j’ai toujours été en interaction ou en travail intellectuel. »
Au final, au-delà de la lassitude, des points positifs sont fréquemment cités par les télétravailleurs. La maîtrise progressive des outils de visioconférence a permis « un saut technologique accéléré avec l’apprentissage de nouveaux outils » qui rendent désormais “superflus” certains déplacements lointains.
La souplesse dans l’organisation personnelle offre la possibilité d’aller au fond des choses, lorsque l’organisation familiale le permet.
7.2 En chômage technique : « chez moi à attendre »
Le chômage technique subi a pu être mal vécu, renvoyant au sentiment sous-jacent d’une perte de l’utilité sociale :
« Du jour au lendemain, nous nous sommes retrouvés tous les deux (avec mon ami) en chômage technique et il a fallu s’habituer à s’occuper par soi-même… Pour ma part, ce ne fut pas simple d’entendre cette nouvelle car je ne suis pas une personne qui aime ne rien faire. Surtout que j’avais pris 7 mois à trouver mon 1er emploi et je ne me voyais pas retomber dans cette période de rester chez moi à «attendre. »
7.3 Des perspectives de changement mises à mal
L’expérience du confinement a fortement impacté ceux qui étaient en recherche d’emploi ou en changement de projet professionnel avec des difficultés à se projeter. Elle a pu faire bouger les lignes du projet professionnel et a fortement “angoissé” ceux qui ont vu leur activité cesser, chuter ou leurs projets contrariés. Elle a parfois accéléré des souhaits de changement, des projets professionnels affinés.
La compatibilité de la sphère privée avec la sphère professionnelle, la gestion de la vie familiale conduit à penser de nouvelles modalités plus souples, plus mixtes. Le travail à la maison ne semble possible que si l’espace et l’isolement nécessaire de certaines tâches le permettent.
Ces évolutions vont-elles avoir des répercussions durables sur la réorganisation de son habitat, sur l’offre de bureau, d’espace de co-working, d’aménagement des logements, des communs au sein des résidences ou du quartier ?
8. Un rythme déconstruit : lenteur, perte de repères, partition du temps
De nombreuses personnes apprécient au début le « ralentissement du temps », « cette pause inattendue ». Pourtant très vite le temps s’allonge et une forme de routine, à la fois mécanique et infinie s’installe. Nous apercevons que le moral individuel et collectif dépend de plusieurs facteurs. Les “conditions de logement” peuvent être déterminantes dans cet état de bien-être même si elles ne sont pas toujours prédominantes.
Cette période bouscule notre rapport au temps. « Avant j’avais du temps libre, maintenant je n’ai plus que du temps » nous dit Sylvie dans son journal.
La privation de la ville qui permettait de différencier l’espace-temps domestique à celui de l’espace commun et collectif de l’extérieur a fait fusionner en un temps unique et sans rythme marqué l’activité du quotidien :
« Le temps ralenti avec la confiscation du dehors. »
L’organisation de la journée s’intègre dans un temps distendu et dans un mouvement qui semble perpétuel (répétition et limitation des gestes, des tâches). Le temps qui semble sans fin provoque un brouillage des repères, le temps devient infini sans aspérités :
« Souvent je ne sais plus la date du jour, je suis obligée de regarder sur un calendrier. »
Pour pallier à cette perte de repères, le quotidien se ritualise, se partitionne. Le temps se partage entre intendance, vie professionnelle, scolaire et loisir. Chacun s’organise de manière à avoir «des choses à faire chaque jour ».
« Je tiens néanmoins à conserver un certain rythme de vie avec notamment des heures de repas relativement fixes. Je me lève sans réveil donc plutôt vers 8h, je me lave et je m’habille tous les jours. Petit à petit une routine s’est installée »
« Que faire de tout ce temps » qui pour tous fini par s’allonger et s’étirer ? Un double mouvement s’opère, l’étirement du temps se conjugue à un brouillage des repères temporels accentué chez les plus jeunes qui peuvent aller jusqu’à inverser la nuit et le jour.
8.1. Nos corps confinés, entre physique et psychique
Cet étirement du temps mêlé à un sentiment de routine accable fortement le moral :
« Pendant la journée, il n’y a pas d’imprévus, tu sais ce que tu dois faire de ta journée, les journées ne sont pas perturbées. »
« Nous voilà ancrée dans une vie de famille, ancrée dans un présent dont le déroulé va se répéter immuablement pendant quelques semaines »
Le moral est fluctuant, « en yo-yo » passant par des sentiments très contradictoires, avec une alternance des états émotionnels pouvant aller du bien-être à la dépression… Progressivement, les semaines se chargent d’une « fatigue mentale » de plus en plus pesante. « Ennui », « déprime », « risques d’effondrement intérieur » sont souvent évoqués.
« L’après se dessine au loin, avec des contours incertains. Nos libertés de mouvement restent contraintes. La crise économique et sociale s’étend. […] Cet horizon contradictoire favorise une anxiété sourde au fond de moi. »
Cette forte lassitude est renforcée par l’impossibilité de se projeter. Et parfois la colère se mêle à l’attente :
« Il faudrait qu’on arrête de marcher sur la tête. J’ai le sentiment que tout ça est démesuré, déraisonnable. »
La question du sommeil souvent évoquée au cours de nos entretiens et journaux permet de prendre la température de l’état moral durant le confinement (certains rêvent plus, d’autres ne trouvent pas le sommeil, …). Nombreux sont ceux qui dorment mal ce qui renforce une fatigue psychique et un manque d’énergie.
« Je fais aussi 2 à 3h de yoga par semaine ce qui m’aide beaucoup. Mais parfois les doutes s’installent et l’angoisse monte, je dors moins bien. Ma psy m’a proposé des consultations téléphoniques, j’ai hésité mais je crois que je vais le faire. »
L’anxiété se renforce au fur et à mesure que la maladie se rapproche ou lorsque des amis professionnels hospitaliers racontent les conditions dans les hôpitaux. Les bulletins d’information en boucle sur le sujet alimentent la peur de la maladie (et indirectement de la mort)[6]. Au cours de ces semaines de confinement, nombreux sont ceux qui saturent des informations, et vont arrêter de regarder en boucle les journaux télévisés. La formule « Ça va ? Ce n’est plus une formule de politesse, c’est une inquiétude ».
Plus rares sont ceux qui gardent un sentiment d’allégresse jusqu’à la fin et redoutent le retour à la vie « normale ».
[6] Ceci n’est pas sans évoquer cette pensée du philosophe Pascal « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Blaise Pascal fait ici référence aux situations de confinement forcé, qui nous projettent dans des angoisses que l’on cherche à fuir. L’isolement est à la fois ce qui nous protège du danger (de la maladie), tout en nous renvoyant à l’angoisse de la mort inéluctable.
8.2. Des répercussions physiques
L’immobilisme forcé oblige à trouver les moyens de bouger (mal aux jambes, au dos, aux cervicales dûs à de mauvaises postures,…) et de maintenir une activité physique dans son espace de vie restreint. Le corps somatise, s’exprime, des douleurs apparaissent.
Différentes stratégies sont déployées. Le sport en ligne s’est considérablement développé, même si pour beaucoup la motivation seule devant son écran est difficile à tenir. Certains sortent marcher/courir en extérieur jusqu’au bout dans la limite de l’heure autorisée. L’exercice d’une activité en extérieur devient un sésame pour sortir.
Quant au soin apporté à l’apparence physique, les situations sont contrastées. Nombreux sont ceux qui dès le début maintiennent volontairement un rythme de vie régulier et s’imposent une discipline « se lever, se laver, s’habiller ».
Dans cet espace-temps bousculé, le repas devient central et source de bien-être.
C’est une occasion de liens et de partage importants entre co-confinés. On partage la préparation, des recettes, on instaure des tours de rôle ou préparations collectives. On prend le temps de cuisiner, même seul.
« Je passe beaucoup de temps à cuisiner comme tout le monde et j’essaie de faire au mieux des repas variés, équilibrés et joyeux. Je sais que cela compte beaucoup pour notre moral à tous. » Véronique
« On mange mieux, on prend le temps de manger, cela fait du bien »
La préparation des repas et la commensalité ont pris une importance toute particulière durant le confinement, en restera t-il quelque chose après ?
9. Conclusion
Les observations liées au premier confinement éclairent la fabrique du logement. Elles mettent en lumière ce qui a fait défaut ou les qualités.
A la lecture des entretiens et des carnets, la qualité de vie liée à l’habitat passe par la présence d’aménités, d’espaces domestiques « aimables », multifonctionnels, réversibles et spacieux. La question d’une surface suffisante permettant de mêler vie commune et isolement apparait un préalable indispensable à la qualité de l’habitat comme le souligne d’ailleurs la récente enquête d’IDHEAL (août 2021).
Notre étude met en lumière la nécessaire modularité attendue pour concilier la cohabitation des corps et des fonctions et anticiper les tensions éventuelles. Il est nécessaire de pouvoir transformer rapidement son salon en salle de gym, sa chambre en bureau, de pouvoir s’isoler pour prendre un temps pour soi, ou une visio, mais aussi transformer une fenêtre en terrasse…
Les témoignages invitent également à rendre aux espaces de rangement toute leur place alors qu’il y a eu une disparition progressive des surfaces, celliers, caves et espaces de stockage.
Ils nous conduisent à penser les interstices et les hybridations nécessaires entre le dedans et le dehors, l’intériorité et l’extériorité à la fois domestique et urbaine. Faire entrer l’extérieur, la lumière voire la nature au sein du logement deviennent des enjeux de l’habitat d’aujourd’hui et de demain.
Un enseignement important réside dans la possibilité d’extension du logement sur l’extérieur, la possibilité de disposer à proximité d’espaces pour retrouver les autres…
Dans cette continuité, quelle place pour les communs au sein des « espaces résidentiels » : mutualisation de services dans un rapport de privatif/collectif et intérieur/extérieur ? Comment cela peut-il jouer sur la taille des logements ?
Enfin, quel type de logement et nouvelles formes d’habiter proposer à l’heure de l’économie du partage ?
Bibliographie
Arendt H., 1956, Condition de l’homme moderne, Paris, ré-éd. Calmann-Lévy, coll. Agora
Bailly E., 2013, « Des espaces publics aux espaces paysagers de la ville durable », Articulo – Journal of Urban Research [Online], Special issue 4 | 2013
Bernadet D., 2021, Pitié pour l’habiter Plaidoyer pour des évolutions douces des logements, Contributions Leroy Merlin source
Gilbert P., 2016, Classes, genre et styles de vie dans l’espace domestique, Actes de la recherche en sciences sociales (N° 215)
Hall E.T., 1966, La dimension cachée, Paris Seuil
IDHEAL recherche, 2021, « Nos logements des lieux à ménager – Étude sur la qualité d’usage des logements collectifs construits en Ile-de-France entre 2000 et 2020 »
Mosna Savoye G., 10/04/2020 « Anti éloge du chez-soi » émission France culture
Nony I., 2012/4, « Le Kaléidoscope du domicile », in Erès n°116 Vie sociale et traitements
Sennett R., 1979, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil
Weber M., 1921, La ville, Paris, ré-éd La Découverte, coll. « Politique et sociétés »