Pour faire face à la crise sanitaire, les pouvoirs publics ont décidé dans l’urgence de fermer tous les lieux publics à partir du 17 mars 2020. Exceptés les magasins délivrant des produits de première nécessité, les lieux de spectacle (cinéma, théâtre, salles de concert, médiathèques), les bars et restaurants, les commerces jugés non essentiels (dont les librairies, les fleuristes….etc) , les salles de sport, les locaux associatifs ont été fermés, ainsi que les espaces publics extérieurs tels que les jardins, les squares et les quais.
Les consignes étaient claires : était autorisée une sortie d’une heure par jour, dans un rayon d’un kilomètre autour de son domicile, muni d’une attestation stipulant le motif de la sortie. Les regroupements étaient interdits et la « distanciation sociale » imposait une distance minimum de 2 mètres entre les personnes. Les sols publics et privés se sont vus émaillés de signes visuels formalisant les distances réglementaires.
A Paris, début avril 2020, la maire a interdit toute pratique sportive entre 10h et 18h voulant ainsi « éviter » au maximum les rencontres entre les joggeurs et les autres Parisiens. Mesure fortement controversée mais globalement respectée.
La fermeture de tous ces lieux de vie, l’assignation à résidence et l’autorisation de ne sortir qu’une heure par jour ont totalement transformé les modes de sociabilité. Le rapport à la ville a été altéré par le déficit de rencontres. Le fondement de la civilisation urbaine a été anéanti par l’interdiction de l’interaction sociale. Qu’il relève du croisement physique, de l’évitement, de l’échange verbal ou non verbal, de la vision des citadins, du bruit, de la recherche d’atmosphères, ce foisonnement humain est central et même vital dans la vie urbaine.
Comment vit-on en ville sans le rapport à l’inconnu, sans la multitude, sans l’opportunité de la rencontre fortuite ? Est-on encore en ville sans cette énergie physique ? Comment se recompose le lien social face à une ville confisquée, « fermée » ?
Un sentiment ambivalent s’est exprimé entre la peur de l’autre potentiellement dangereux donc constituant une menace à cause de la transmission du virus et le désir de l’autre, de son énergie physique et mentale. Comment réorganiser son univers dans une situation imposée et méconnue ?
A travers nos entretiens, nous avons pu observer comment les liens sociaux se sont redéfinis durant ce premier confinement.
La proximité géographique a développé l’ancrage local en privilégiant les réseaux de voisinage. Ceux-ci ont soutenu la sociabilité du quotidien : cela suffit-il pour « faire la ville » ? Ces réseaux ont contribué à l’entraide, à la solidarité avec les plus faibles ou les plus démunis, et ont permis de faire perdurer une sociabilité de circonstance. Au-delà de cette sociabilité, ces réseaux ont eu souvent une fonction de soutien économique ou logistique.
Comment a-t-on utilisé l’espace public pendant le confinement ? Au début l’évitement de l’autre était de mise puisque potentiellement, l’autre était un ennemi. Or le régime de la sociabilité urbaine repose en principe sur un minimum de confiance. Les relations d’indifférence qui lient les citadins impliquent une forme de convivialité civile, où l’anonymat est de mise.
Pendant le confinement, beaucoup de citadins ont surinvesti les temps de sortie pour être en contact avec le monde urbain. Courses alimentaires, pratiques sportives, promenades d’animaux domestiques…. Certains ont abusé de ces temps extérieurs, définissant des stratégies d’adaptation en fonction de leur besoin d’être dehors (cf. Francesca Ansaloni). Mais le monde urbain tel qu’il avait existé n’était plus là. La ville était « morte ». Sans foule humaine, seul subsistait son décor, d’ailleurs célébré par maints photographes ou vidéastes. On a tous pu contempler ces images sidérantes dans le monde entier, de places habituellement grouillantes totalement vides (La place de la Concorde à Paris, Times Square à New York, le Vatican à Rome… etc.). Ce qui conférait à une irréalité totale des lieux : un merveilleux décor versus un lieu mortifère, privé d’âme et de fonction.
1. La consécration d’une sociabilité virtuelle ?
La période de confinement fut essentiellement marquée par des relations physiques empêchées et reconfigurées grâce à l’appui des outils technologiques. En effet, la double injonction de rester chez soi et du maintien d’une distance sociale à l’extérieur avait pour objectif de limiter au maximum les rencontres physiques pour lutter contre les risques de contamination. Aucun regroupement n’était autorisé dans l’espace public, aucune visite personnelle, seules des sorties justifiées sur l’attestation…. De nouvelles formes de sociabilité soutenues par l’ensemble des outils de communication existants et leurs applications ont donc émergé. Si les adolescents et jeunes adultes étaient depuis longtemps au fait de l’utilisation des réseaux sociaux pour activer et organiser leur vie sociale, l’utilisation des outils numériques fut le lot du plus grand nombre. Certes les personnes âgées furent sans doute les plus pénalisées dans cet élan de recomposition des relations sociales.
Les plateformes numériques en ligne, déjà couramment utilisées professionnellement, se sont grandement développées dans les cercles intimes.
Le confinement a été un accélérateur pour de multiples applications : les technologies de visioconférence ont augmenté de 55%, le e-commerce de 49%, le streaming de 43% (données SAP-News, mai 2020).
Ces outils technologiques ont été surinvestis pour tous les usages de la vie quotidienne : travailler, étudier, enseigner, faire du sport, se rencontrer, commander des courses, des repas, des loisirs…. Que ce soit sur téléphone, sur ordinateur, sur tablette ou téléviseur, la majorité était accrochée à un écran du lever au coucher.
Cette utilisation massive et forcenée des outils numériques a été assez immédiate. Les premiers jours, les téléphones crépitent de textos, de mails, de messages WhatsApp avec une pluralité de groupes constitués pour l’occasion, d’alertes d’information diverses…. Des messages très variés circulent. Un peu tout le temps.
Les citadins confinés seuls n’avaient pour moyen d’entretenir des relations avec leurs familles, leurs collègues, leurs amis, que les outils de communication. Ceux, confinés avec des proches familiaux ou autres, n’avaient pas les mêmes besoins, du moins dans un premier temps. Le premier cercle de sociabilité a été fortement sollicité, c’est-à-dire, la famille, les voisins, les amis très proches. De manière assez immédiate, la sociabilité a été grandement soutenue par les outils de communication anciens tel le téléphone, que des outils technologiques plus récents : les plateformes de visio-conférence, WhatsApp, Instagram, … Ces outils ont permis de tout vivre de manière virtuelle : le télétravail bien entendu, mais dans les sphères personnelles, tout a été inventé pour tenir des relations mêmes à distance : apéritifs en Zoom, histoires du soir contées par les grands-parents, toutes les activités sportives relayées par les sites, des relations plus intimes… Ce fut l’explosion de Zoom et d’autres plateformes. On se sert de « zoom » pour tout : travailler, aller à l’école, à l’université, retrouver sa famille, boire l’apéritif avec ses amis, faire du sport, suivre des cours en ligne, cuisiner… rester en contact de manière visuelle. Se voir pour prouver et se prouver que l’on existe malgré l’interdiction de sortie.
« Aujourd’hui c’était l’anniversaire de Marie-Claude. Nous nous sommes donné rendez-vous sur Zoom, la nouvelle appli qui fait fureur. Jusqu’ici, c’était le moyen d’organiser des réunions professionnelles à distance, mais depuis quinze jours, c’est le moyen technologique le plus populaire d’organiser des apéros sans bouger de son canapé. Ce soir donc, nous étions réunis sur l’écran de l’ordinateur de Ludo, y compris Marie depuis la Coruña et nous avons bu un verre tous ensemble. Mieux que rien… »
L’utilisation des outils de communication explose durant la première semaine. Des conversations avec des proches au quotidien, mais aussi un tournoiement d’informations avec divers contenus, divers enjeux aussi : se rassurer, combler le vide, l’absence, se rapprocher, se réconforter, exister… Recréer du lien. Des défis de tout ordre sont lancés : prendre des photos, écrire, publier. Exister face à la peur de la vacuité et de l’effacement. Le confinement entraîne un besoin de visibilité forcenée. L’écran devient à la fois le vecteur et le réceptacle de la vie sociale, il fallait le peaufiner. Ainsi, les fonds d’écran les plus variés ont-ils fleuri dans le cadre professionnel, des coaches ont accompagné des personnes pour se mettre en scène le mieux possible lors de leurs réunions en visio.
« Zoom marrant ce matin avec Sylvie-Claire, Xavier et Karl, confinés dans le magnifique appartement de Xavier rue Vanneau, que je ne connais pas encore et qu’il m’a fait visiter à distance. Ces réunions par Zoom sont quand même sympas et l’expérience du confinement serait bien différente si les moyens de communication du 21ème siècle n’existaient pas. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, l’idée d’un téléphone qui permette de se parler et de se voir en même temps nous projetait dans un monde de science-fiction qui n’existerait jamais autrement qu’en imagination. Ce matin, je me suis d’ailleurs demandé où nous étions lorsque nous conversions ainsi. Nous étions bien chacun chez soi, mais où, dans quel espace nous rencontrions-nous ? Où étions-nous réunis ? Quel était l’espace de jonction qui nous était commun ? Où se situait-il ? Troublant ».
Si le vecteur des relations sociales est l’outil technologique, nous pouvons effectivement nous poser la question de l’espace relationnel. Cet espace interroge la nature du lien. L’espace virtuel est-il un espace possible pour composer une ou des relation(s) sociale(s), quel qu’en soit la durée ? Quels sont les nouveaux enjeux sociaux ainsi posés ? Voir et être vu, mais quid de la nature de l’interaction ?
Assez rapidement, cette utilisation forcenée des réseaux sociaux a eu tendance à diminuer. Un sentiment de trop plein d’appels téléphoniques, de WhatsApp…. Plus envie de participer, de répondre à tous. Est exprimé un fort effet de saturation de ce type d’échanges. Une lassitude, un manque d’entrain face à la surenchère induite, un sentiment d’asphyxie et un besoin de rapports physiques ont eu raison de ce surinvestissement technologique. Nombreux sont ceux qui expriment une fatigue certaine à maintenir des relations coûte que coûte, l’interface technologique ne satisfait plus. L’énergie physique manque à tous. Petit à petit, chacun organise ses usages des outils numériques. Jugés très chronophages dans un premier temps, parfois plus angoissants que réconfortants, un besoin de recentrage sur des supports plus classiques se fait sentir.
« La première semaine, synonyme de sidération pour tous, a engendré beaucoup d’échanges, essentiellement WhatsApp… les amis, la famille, les collègues. Beaucoup de groupes, beaucoup de blagues, c’était très rassurant et très distrayant aussi. A la fin de la semaine, cela a commencé à devenir moins original, moins drôle aussi peut-être ! j’ai décidé, le dimanche, d’éteindre mon smartphone, pour pouvoir rester concentré sur des éléments plus intéressants : lecture, visionnage de films, yoga… »
« Au début je me suis sentie très oppressée de ce mode digital des échanges avec des sonneries sans arrêts (téléphone, Skype, Whatsapp, …). Dès le lendemain, j’ai mis en sourdine le Whatsapp, j’ai privilégié une pause à 12H et à 17H pour marcher dans le quartier. Une occasion pour marcher et prendre des nouvelles de la famille et des amis : 1 ou 2 appels par marche. Chaque groupe d’appartenance avait son groupe Whatsapp dans lequel chacun pouvait donner et prendre des nouvelles : une antenne virtuelle en lien avec les groupes ou réseaux physiques d’avant le confinement. »
2. Une continuité sociale très marquée avec le « premier cercle »
Dans un premier temps, les relations sociales ont été maintenues avec une nette préférence pour le « premier cercle » de sociabilité de chacun. Le premier cercle étant constitué de la famille, des amis proches et pour certains des collègues.
Les relations plus lointaines que le cercle de l’intime ont été reléguées à des temps plus lointains. Pas besoin de relation superfétatoire, l’heure est aux relations les plus réconfortantes. Ce sont des relations du quotidien. Ceux qui sont confinés avec leur conjoint, leur famille ou des amis adaptent les relations internes au foyer. Des rituels s’organisent, la gestion d’une vie quotidienne extraordinaire se met en place. Plus d’échappée possible si ce n’est dans la transgression. Jour après jour, on vit physiquement avec les mêmes individus. On se rend compte au fil des journaux que certaines configurations initiales de confinement ont pu évoluer au fil des semaines pour diverses raisons. Gabriel s’est enfui de chez l’amie qui l’hébergeait, Léa est rentrée à Paris après un séjour en famille à la campagne, Clara a oscillé entre chez elle et son compagnon…. Etc. Chacun s’est accommodé de sa situation avec les possibilités réduites de déplacement.
3. De nouvelles relations de proximité ?
L’ancrage local a été essentiel pour assouvir le besoin de relations physiques aux autres. De nouvelles relations de voisinage se sont organisées, au sein de la même résidence, dans la même rue ou dans le quartier. Plusieurs supports ont soutenu ces nouveaux liens : les applaudissements de 20h, l’entraide entre voisins, …. Ces réseaux ont souvent contribué à la solidarité avec les plus faibles ou les plus isolés.
De nouvelles connaissances sont favorisées par le fait de rester chez soi. Tout d’un coup l’on découvre qui habite le même palier, la même résidence, la même rue. Des gens que l’on ne voit jamais normalement, du fait d’emplois du temps qui se croisent, deviennent pour certains des interlocuteurs du quotidien. De nouveaux espaces de proximité sont investis dans certains immeubles, tels que les paliers, les cours, les halls d’entrée.
« Finalement nous n’avons jamais vécu dans une telle proximité de voisinage puisqu’habituellement les maisons et les appartements sont vides dans la journée et le soir, lorsqu’ils se peuplent à nouveau, les fenêtres sont plutôt fermées et les conversations assourdies. Là, nous partageons, même sans toujours nous voir, des bribes de vie, des moments d’échange impromptus. C’est vraiment une façon nouvelle d’habiter nos villes ».
Le rituel des applaudissements à 20h donne l’occasion de se voir d’une fenêtre à l’autre, et soir après soir de bâtir de nouvelles relations. Parfois c’est l’entraide entre voisins qui permet de se découvrir et de nouer de nouveaux réseaux. Cela n’est pas toujours fluide. Ces nouvelles relations renvoient à la situation exceptionnelle en train d’être vécue, renvoie à son isolement ou à la distance imposée vis-à-vis des siens. Ces nouvelles relations ne sont parfois que des étrangers de substitution qui viennent remplir le vide relationnel créé par la pandémie. D’où des relations de circonstance qui ne survivront pas à la fin de la crise sanitaire.
« De bons contacts se sont instaurés entre les voisins de mon immeuble. A vrai dire, l’ambiance est plutôt bonne à la base, donc les échanges, les propositions d’aide se sont faites naturellement. Des propriétaires possédant un pied à terre ont même proposé de mettre à disposition leur appartement pour que nous puissions y travailler, changer d’espace. Des listes de DVD ont circulé, j’ai pour ma part proposé de l’aide aux personnes les plus âgées ou les plus fragiles. J’ai l’impression que solidarité et fraternité sont apparues… vont-ils durer ? La cour de l’immeuble est devenue quelques heures par jour une cour d’école, c’est agréable de voir cette cour pavée habituellement si silencieuse, vivre un peu avec les plus jeunes de l’immeuble ».
L’exaspération, la tension, sont aussi palpables. …. Car ces nouvelles relations de voisinage ne sont pas choisies. Elles sont subies, imposées par la situation. Le confinement s’apparente de temps en temps à un emprisonnement qu’il faut transcender coûte que coûte. En effet, il inclut la violence de l’enfermement. Une violence latente contenue.
« Le soir, après les applaudissements de 20H qui, chez nous, arrivent de loin, de Bagnolet, puis résonnent entre les tours côté ouest, un voisin a mis de la musique, une sono, à plein volume. Cette invasion sonore m’a paru être une forme d’agression. On ne s’entendait plus dans l’appartement. Au bout d’une demi-heure, certains voisins ont commencé à taper sur les balcons métalliques en signe de protestation et la musique a cessé.
J’ai conscience que l’émotion ressentie était disproportionnée par rapport à l’acte qui se voulait sûrement un moment de partage. Mais dans ce moment où nous tentons de privilégier la douceur, la quiétude, dans un environnement forcément clos, tourné sur lui-même, cette manifestation extérieure a été vécue comme une intrusion.
Je pense qu’elle m’a renvoyée à ce qui est notre réalité et que nous tentons de nier : l’enfermement. A ce moment-là, être cloitrés et obligés d’écouter une musique que l’on n’avait pas choisie, m’a renvoyé à notre fragilité, à notre impuissance. Je subissais la situation. Pour la première fois ».
4. L’espace public : une ambivalence entre peur et désir
4.1. Des stratégies d’évitement
Une ville « confisquée » : il est interdit de sortir excepté pour des raisons énoncées sur l’attestation dérogatoire de sortie. Le mot d’ordre signifié tant par les pouvoirs publics que par certains citoyens est de rester chez soi. Rester chez soi protège soi et les autres et permet d’endiguer l’épidémie.
L’extérieur en tant que tel n’existe plus. Les photos circulant de villes totalement vides prouvent cette désertion. Pour tous les citadins confinés en ville, le rapport à la ville s’est redéfini dans un rapport à un extérieur de son logement qui permet d’assurer les usages rudimentaires consistant à se ravitailler, à s’aérer, à se dépenser physiquement. Cet extérieur « ne fait plus ville ».
« Je suis sortie tôt, vers 8h30 pour le ravitaillement. C’est drôle, je n’utilisais pas ce mot avant. Je disais que j’allais faire des courses ».
La fermeture totale des lieux traditionnellement de rencontre (bars, restaurants, espaces de culture…) interdit toute offre urbaine. La non-fréquentation des espaces publics, tels que les transports, mais également les rues, les trottoirs, les places… contraint le rapport à l’autre. La ville est le lieu de l’urbanité, espace où je rencontre l’Autre, l’anonyme. Les espaces publics extérieurs sont utilisés pour se déplacer mais plus comme espaces de vie, exceptés certains espaces de proximité, le plus souvent dissimulés (cf. Emeline Bailly). Or, l’espace soutient l’existence sociale (Lussault, 2020). Les pratiques spatiales de cohabitation fondent la vie sociale, et plus avant la démocratie.
Les relations entre les citadins pendant ce premier confinement ont été dictées majoritairement par la peur. Le respect souvent assez strict de la distanciation sociale s’est observé dans la configuration des queues devant les magasins, dans les espaces de détente où les uns et les autres se tenaient éloignés. Les chorégraphies de déplacement dans l’espace se modifient. Des stratégies d’évitement se mettent en place redéfinissant à la fois la présentation de soi et les rites d’interaction (Goffman, 1973). Chacun est concentré sur son activité ou sur son emplacement, de manière le plus souvent solitaire. Des individus isolés, esseulés peuplent les espaces de la ville, rendant encore plus vide les lieux.
Les personnes se promenant seules ou avec un animal domestique ne cherchent par le contact avec d’autres, voire s’évitent. L’on descend du trottoir pour se croiser ou se contourner à distance. On se regarde en biais. On observe également des réactions parfois agressives vis-à-vis de distances mal négociées, par exemple dans des queues devant les commerces. La police est là pour contrôler et dissoudre les groupes. Sur les marches du Sacré-Cœur à Montmartre, des rondes de police régulières obligent les personnes assises à se disperser… (cf. Francesca Ansaloni).
« Certes, il faut se rendre à l’évidence, la vie quotidienne est transformée : ces files d’attente devant le Monop ou la boulangerie, la façon dont les gens évitent de croiser le regard les uns des autres, soit par crainte d’y lire un aveu ou au contraire ou soupçon ».
« C’est la vision de cette file d’attente de gens distants les uns des autres, en général silencieux ou bien occupés sur leur téléphone. La visite dans un supermarché ces temps-ci ressemble à un ballet, une chorégraphie précise dans laquelle les gens s’esquivent sans en avoir l’air. Il faut maintenir la désormais familière « distanciation sociale » (pourquoi pas « distance » ?) d’au moins un mètre avec son plus proche voisin. Dans l’étroitesse des allées, c’est parfois difficile. Les efforts discrets d’évitement se doublent de la vigilance des agents de sécurité qui surveillent les entrées. Un client sort, un autre entre. Les caissières sont désormais séparées de la clientèle par une paroi de plexiglas et portent des gants. Les masques manquent encore ».
4.2. L’introduction du masque
Outre la distance physique, les masques vont dans un second temps, ajouter à l’étrangeté de la pratique de l’espace urbain Depuis son imposition par le gouvernement dans tous les lieux publics fermés le 18 juillet 2020, le masque a changé de registre : d’un accessoire théâtral à un équipement sanitaire et est devenu un intense sujet de débat. Moyen d’autoprotection ou protection d’autrui ? « Au Japon, où on met un masque dès qu’on a un rhume, c’est un geste de civilité pour les autres » Franck Cochoy, « Des ambivalences du masque aux incertitudes du monde d’après, AOC, 18 mai 2021).
Au début, certaines personnes n’ont pas porté de masque pour les laisser aux soignants. Franck Cochoy (2021) s’interroge sur la nouvelle « inégalité sociale » apparue au début de l’épidémie, sur fond de pénurie, entre porteurs, ou non, de masques médicaux ou apparentés dans la rue. « Ceux qui n’en ont pas », par « civisme », pour les laisser aux soignants, ou impossibilité de s’en procurer, nourrissent « défiance », voire « jalousie » envers les masqués, et une « suspicion de trafic » enfle. Une pratique illégale qui semble en fait « infime » au vu des témoignages recueillis : les masqués apparaissent surtout comme des personnes ayant anticipé l’arrivée du virus, recyclant du matériel déjà en leur possession.
Ensuite, le masque décrié comme une menace pour le lien social devient la condition de la reprise de la vie sociale.
4.3. Redéfinition des rites d’interaction
Les visages dissimulés changent la nature des lieux. L’autre est un étranger sans la possibilité du sourire pour rentrer en contact. Accessoire de protection, le masque est vécu par beaucoup avec brutalité.
« Lorsque je sors (environ tous les trois jours pour aller faire des courses), je mets un foulard qui me couvre la bouche. J’ai retrouvé un masque de chantier dans la cave mais je n’arrive pas à le mettre. Pourtant beaucoup de gens en portent dans la rue….et je me rends compte que ce qui me manque et me met mal à l’aise, ce sont les sourires. Les sourires masqués par les foulards, les écharpes, les masques…le manque de sourire. On s’évite, on se détourne des personnes, à cause de la règle des « un mètre de distance », à cause de la « distanciation sociale » nécessaire mais j’ai remarqué que l’on évite aussi les regards. Comme des animaux qui ont peur de croiser le regard d’un chien méchant… »
Le masque, objet sanitaire, est un nouvel accessoire ou attribut que tout le monde est obligé de porter. Il va véritablement modifier la représentation et la posture de chacun dans l’espace urbain. La moitié du visage camouflé, dissimulé, un malaise indicible s’exprime entre les individus. Parce que l’on ne connaît pas cette nouvelle « marque de soi ». Comment s’individualiser sous le masque ? La mise en scène de chacun va se jouer dans le choix des masques portés (tissu ou papier), dans la manière dont on porte le masque, « sous ou sur le nez » ; d’aucuns se demandant s’il s’agit de transgression ou d’inadaptation.
Si l’on se réfère à la sociologie d’Erving Goffman (1973-1974), les interactions sociales entre citadins se redéfinissent avec le port obligatoire du masque. Le masque chez Goffman est le pendant de la « face » (cf. analyse des rituels chinois). Le masque c’est ce que présente l’acteur social à ses partenaires pour rentrer en relation. Chacun doit respecter le rôle de l’autre pour que la vie sociale soit possible. Avec l’introduction du masque objet, on ne peut qu’observer les balbutiements d’une nouvelle mise en scène. Or la vie quotidienne que décrit Goffman est fondamentalement dynamique : elle n’est pas une représentation statique mais un ensemble de présentations et d’interactions qui s’enchaînent de façon contingente et imprévisible.
Les individus doivent recourir à de nouveaux rituels pour se positionner dans l’espace social et rentrer en contact entre eux. Ceci est vrai tant avec les anonymes qu’avec des proches. Par exemple, le bannissement des rituels de salutation tels que la poignée de main ou la bise a imposé d’inventer d’autres modes de mise en relation.
La distance sociale, l’interdiction de regroupement et le masque réorganisent tant la mise en scène de chacun dans l’espace public, que l’organisation des relations sociales.
Ainsi le déconfinement est-il vécu de façon extrêmement variée selon l’âge, le lieu de vie et le degré de sociabilité de chacun. Certains ont très peur du retour à la normale, souvent pour des raisons sanitaires, d’autres témoignent de cette ambivalence entre le plaisir de retrouver physiquement ses proches et en même temps la peur d’être contaminé par le virus.
4.4. La perte de l’urbanité
Les représentations de la ville exprimées durant cette période sont souvent mortifères : l’on consacre la mort de la ville. Le vide sidéral sous-tend une certaine irréalité des lieux. Un sentiment d’insécurité assez fort dans certains endroits particuliers : quelques agressions, un fort sentiment d’insécurité par rapport au vide de la ville, des tensions économiques fortes… La ville apparaît démunie de certaines de ses ressources (absence de touristes, absence de certaines fonctions économiques, plus de flux…).
La ville « confisquée » entraîne une ambivalence entre le merveilleux et la dystopie. Une ville plus intime car non partagée, permettant des expériences sensorielles inédites (cf. Emeline Bailly). On s’attache à contempler l’architecture, à profiter de lieux d’habitude bondés (la place du Tertre à Montmartre, Sylvie). C’est un des bienfaits de cette crise sanitaire.
Tout ce qui fait le cœur même de la cité a disparu : le flux, la foule, l’offre de services, le hasard de la rencontre, l’impermanence et l’intemporel. La vitalité de la mise en scène urbaine s’est fondue dans le décor.
« Paris me manquait, alors que j’y vivais. J’ai alors compris que Paris, malheureusement, n’était plus Paris : finies les possibilités de promenade le long des quais, finies les expositions, finis les pots dans les cafés, finies les discussions sur les trottoirs du quartier, finies les queues devant les cinémas, finis les rires des jeunes filles espiègles et insouciantes dans leur tenues printanières… Les voitures, le bruit, l’agitation, l’animation des rues, tout ça a disparu. (..) Où est passé Paris ? Où est passée la ville ? On est loin de cette réflexion de Robert Musil, dans l’Homme sans qualité : « On reconnait les villes à leur démarche, comme les humains. », car Paris n’a plus de démarche, Paris est paralysé. »
L’offre urbaine qui fonde le rapport individuel et collectif à la ville étant supprimée, la ville disparaît en tant qu’organisme vivant. Cette offre urbaine comprend toutes les aménités de la vie citadine, mais aussi la manière dont les habitants et les usagers s’approprient les lieux et « font la ville ». Chaque ville a une « marque » liée certes à son histoire, mais aussi à la façon dont ses habitants se logent, se déplacent, se comportent. Chaque ville propose un rapport au monde différent, qui est le fruit d’une histoire géographique, politique, sociale, culturelle, …Ce rapport au monde se redéfinit indéfiniment au quotidien et au fil du temps. Cela questionne « l’identité urbaine » : quelles sont les caractéristiques propres qui qualifient chaque ville ? En dehors des éléments physiques (patrimoniaux, architecturaux, urbains…), quelles sont les pratiques, les rites d’interaction, les habitudes qui fondent la particularité d’une ville ?
Fait sans précédent, la vie urbaine s’est arrêtée extrêmement brutalement :
« Lors de notre dernière sortie il y a quelques jours j’ai été amusé de voir que les affiches des candidats au premier tour des municipales étaient toujours en place un mois après le 15 mars… La cité est vraiment à l’arrêt. Cette image me rappelle étrangement ma visite de Pompéi il y a plusieurs années où sur les murs, dans les rues, on pouvait lire les noms des candidats à de prochaines élections locales… »
Cette brutalité est exceptionnelle dans notre histoire contemporaine et fonde la singularité de l’expérience vécue.
5. Et la suite ?
Mardi 19 mai 2020
« En face de chez nous, l’école a repris mais tout reste très silencieux. Plus de poursuites, de cris. J’ai l’impression qu’il y a davantage d’adultes que d’enfants. Lorsque j’en aperçois dans la cour, ils marchent doucement, comme au ralenti. D’une manière générale, je trouve que nous sommes plus « gauches » lorsque nous portons nos masques. Je trouve les gens plus raides, comme engoncés, et j’ai remarqué que j’étais plus distraite.
La semaine dernière nous avons revu quelques amis. Les soirées ont duré moins longtemps qu’auparavant. C’est comme si nous étions ivres très vite de partager à nouveau ces moments avec eux ».
Quels enseignements allons-nous tirer de cette période ? Beaucoup de choses se disent et s’écrivent. Après trois confinements, la vie a repris.
Une particularité a fleuri dans l’espace public urbain suite au premier confinement : la possibilité pour les bars et restaurants d’étendre leurs terrasses sur la voie publique. Cela était une mesure de compensation économique. Chaque établissement a redoublé de créativité pour aménager de manière pratique et jolie, des terrasses émargeant sur les trottoirs, sur les places de stationnement, sur les quais et les places. Cela a redessiné la ville en lui donnant un air de fête. Chaque terrasse étant différente, elles constituaient autant d’îlots de convivialité dans l’espace urbain. Fin octobre 2021, ces autorisations d’extension devenaient caduques. Beaucoup souhaitent conserver cette possibilité, même si les riverains ont commencé à contester cette éventualité.
En tous les cas, cela aura permis de constater qu’avec plus de liberté les acteurs urbains sont en mesure d’innover et d’inventer de nouvelles figures de l’espace public.
Au-delà de cette perspective de réaménagement, comment cette pandémie va-t-elle agir sur la « mondialisation urbaine » (O. Mongin, 2013) Comment va-ton aborder la résilience des villes à la suite de la pandémie ? En effet, cette notion de résilience prend toute sa place dans l’analyse de la reprise de la vie urbaine et dans l’invention de la suite. L’idée serait-elle d’initier un « urbanisme de l’attention » et du « prendre soin » ? (Lussault, 2021).
6. Bibliographie
Lussault M., 11 mai 2020 : « Le monde du virus, retour sur l’épreuve du confinement », in AOC
Lussault M., 4 janvier 2021, article dans Le Monde
Mongin O., 2013, La Ville des flux : L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Fayard
Cochoy F., mai 2021, « Des ambivalences du masque aux incertitudes du monde d’après », AOC
Goffman E., 1973, La mise en scène de la vie quotidienne, Editions Minuit
Goffman E., 1974, Les cadres de l’expérience, Editions Minuit