Conclusion et perspectives

« Fenêtre sur confinement »
Quand la ville s’intériorise, quelle qualité urbaine et sociale s’invente ?
Esquisse de perspectives

La période de confinement « imposé » a été sans précédent. L’injonction à rester chez soi a questionné tant notre rapport à la ville qu’à notre logement. Elle a renversé les rapports de proxémie (Hall, 1966)[1] en favorisant un surinvestissement du logement (éventuellement de l’immeuble et/ou îlot) et un désinvestissement de la ville. Notre hypothèse est que les nouveaux équilibres entre extériorité et intériorité engagent notre rapport à la ville et à l’habitat et redéfinissent nos règles spatiales liées à la vie intime, privée, collective et urbaine. Elle questionne “l’urbanité” des villes, en tant que qualité associée aux lieux et aux Hommes[2]. Recomposerait-t-elle dès lors la citoyenneté (vie politique), la citadinité (vie urbaine), la civilité (vie sociale) ? Elle interroge aussi l’organisation de la vie domestique comme monde social (Gilbert, 2016). Créerait-t-elle un monde social à part, affranchi des mondes sociaux urbains qui l’entourent ? Après deux ans d’observation, pouvons-nous en tirer des enseignements pour la fabrique de la ville à venir ?

[1] Les êtres régulent leur rapport au monde à travers différentes bulles, distance, territoires qui assurent des fonctions adaptées à des contextes physiques et sociaux.

[2] L’urbanitas désignait à l’origine une manière d’être en public (courtoisie, codes de la cour au XVIIème siècle) en opposition à la rusticité du paysan. L’urbanité liée à l’urbain est plus récente mais s’est imposée dans le champ de l’urbanisme. A présent, elle est une qualité des hommes (citadinité, civilité, citoyenneté) et urbaine (la capacité des espaces à générer ces qualités). Urbanité et qualité semble ainsi imbriquées et renvoyer à cet interface entre les hommes et les lieux (Bailly, 2016).

1. L’envers du décor urbain : le chez-soi

La sidération de l’annonce du confinement a entraîné une série de décisions prises dans l’urgence. Du choix du lieu (en France contrairement à l’Italie) au choix des co-confinés, les stratégies ont été multiples et déterminantes dans le vécu même de cette assignation à résidence.

Quand les fonctions urbaines s’invitent dans l’espace domestique

Le confinement a entraîné une reconfiguration du logement et des stratégies d’appropriation pour concilier de nouvelles fonctions (travailler, manger, éduquer, se divertir…) et de nouvelles temporalités qui sont venues se chevaucher (le temps de l’apprentissage, du travail, des jeux, du maintien en forme, de la vie en commun). Il a fallu se donner les moyens de supporter de vivre dans un espace connu, fini, intégré et de tenir dans la durée. Espace global, surinvesti, le chez-soi a pris alors des allures de “refuge”. Le confinement a bousculé totalement les repères spatiaux et temporels, l’extérieur s’introduit ainsi à l’intérieur. Comment alors cette recomposition des fonctions peut-elle durablement changer la perception de son espace de vie et modifier les stratégies résidentielles à court ou moyen terme ?

Alors que sur cette période, beaucoup ont survalorisé leurs conditions de logement et apprécié de se recentrer sur «l’essentiel», d’autres se sont sentis à l’étroit dans ce lieu de vie sous-contrainte. Peut-on se sentir chez soi lorsque le dehors est confisqué ? L’hypothèse qu’intérieur et extérieur sont nécessaires l’un à l’autre pour exister et agissent en miroir émerge. Cette relation consubstantielle s’est condensée dans le logement avec le surinvestissement du moindre espace extérieur, du petit rebord de balcon à la cour intérieure d’un immeuble, jusqu’à la terrasse. Cette extension du logement a permis parfois une nouvelle sociabilité avec des voisins d’immeubles, des voisins de la cour, de la rue, au moment des applaudissements à “20h”. Elle est devenue le lien privilégié avec la nature, la nature que l’on cultive, la nature que l’on observe de chez soi.

Quelle place a été donnée aux enfants dans un espace confiné ? Ont-ils été acteurs de la reconfiguration de cet espace ? L’expression des enfants a été absente ou insuffisante pour appréhender leur vécu et leur ressenti durant cette période. Il nous semblerait intéressant de recueillir leur parole dans le cadre d’un projet dédié.

Comment tout faire dans un même espace ? La question du travail a occupé une place centrale. L’expérience du confinement a pu faire bouger les lignes du projet professionnel et fortement “angoisser” ceux qui ont vu leur activité chuter ou leurs projets contrariés. Le bilan du télétravail reste mitigé, surtout en présence d’enfants (isolement, fatigue, lassitude des échanges vidéo moins stimulants…). Comment concilier vie privée et vie professionnelle ? Il semble que le télétravail n’ait pas été un levier d’égalité entre les hommes et les femmes. Cette nouvelle organisation a alourdi les tâches et la charge mentale de nombreuses femmes. Toutefois, cette expérience a suscité chez certains un souhait de réorganiser les modalités professionnelles en mixant télétravail et travail en poste.

Le logement : une gestion du huis-clos

Le logement est devenu le lieu privilégié de son rapport à soi, à l’être physique (état de forme, du sommeil, activités physiques, douleurs), à l’être psychique (moral en “yoyo”, possibilités ou impossibilités de se projeter, colère…), et aux autres, entre bien-être et mal-être. Le vivre ensemble dans un espace confiné s’est ainsi frotté à cette situation inédite, recomposant l’interrelation des personnes en présence en révélant la capacité de chacun à être avec l’autre. Mais il semblerait que l’organisation à l’intérieur du logement ait été peu concertée entre l’ensemble des personnes confinées. Des stratégies inversées se sont manifestées: sortir du logement pour être seul et se recentrer sur soi. Comment vivre ensemble et comment s’isoler ?

De nombreuses personnes ont apprécié au début le « ralentissement » du temps, cette pause inattendue. Pourtant très vite le temps s’est allongé et une forme de routine, à la fois mécanique et infinie s’est installée. Le moral individuel et collectif a été lié à plusieurs facteurs. Mais en quoi ce que nous désignons les “conditions de logement” sont déterminantes dans cet état de bien-être ? Qu’est-ce que ces hybridations entre le dedans et le dehors, l’intériorité et l’extériorité domestique et urbaine engagent pour la fabrique de l‘urbanité des villes ?

Dedans / dehors : des miroirs ambigus

Le confinement, une tendance qui ne débute pas avec la crise sanitaire, déjà à l’œuvre depuis plusieurs années par la suppression des espaces intermédiaires considérés comme coûteux et/ou dangereux. Ce repli sur la cellule logement notamment en ville est toutefois remis en cause par l’expérience du confinement strict vécu de mars à mai 2021. La cellule logement a trouvé les chemins pour créer des extensions dans des espaces partagés qu’ils soient privés (cour d’un immeuble) ou publics (la rue).

Cette période a donné lieu à un bousculement, une accélération qui conduit à poser de nombreuses questions sur le logement, ses représentations, ses fonctions et sa conception. Et en premier lieu, qu’est-ce que le logement ? Faut-il dissocier le logement en tant que services du logement en tant que bien pour se loger ? Faut-il alors réduire l’espace intime pour développer des espaces partagés ? L’expérience du confinement a montré que les personnes en logements exigus avaient davantage souffert. Compenser la réduction de l’espace intime par le développement d’espaces communs et partagés n’apparaît pas comme « la solution ». De nouvelles formes d’habiter sont à construire qui exigent un travail de fond et une grande capacité d’innovation.

Du confinement aux nouvelles pratiques professionnelles, le défi de construire un nouvel habitat

Depuis deux ans, parmi l’ensemble des fonctions qui ont investies le logement, la fonction professionnelle tend à s’ancrer et à se pérenniser dans l’espace intime du logement.

Le logement devenu espace global durant les périodes de confinement tend à muter en un espace spécialisé qui fusionne vie intime et vie professionnelle. Avec l’arrivée en novembre 2021 du variant Omicron de la Covid-19, le gouvernement français a réitéré l’injonction du télétravail jusqu’à trois jours par semaine pour les postes qui peuvent se poursuivre à domicile, avec une obligation pour les entreprises de s’y conformer.

Il s’opère ainsi une profonde transformation des conditions de travail pour les 10 millions d’actifs qui peuvent exercer leur activité depuis leur domicile. Le télétravail vient bouleverser durablement l’organisation professionnelle et familiale de la population. Le « travail chez soi » s’inspire du travail nomade, du digital work, du travail en co-working, etc. Il s’inscrit dans une dynamique globale des mutations du travail et pose de nouveaux enjeux en termes de sociabilité et d’affectivité spatio-temporels.

Quelques chiffres pour témoigner de cette lame de fond, au premier confinement en 2020, 41% des salariés télétravaillaient. Un an plus tard, 26%[3] des actifs continuent de travailler à domicile au moins un jour par semaine. Si la pratique du télétravail varie selon les catégories socio-professionnelles, 53% chez les cadres contre 20% sur la totalité de la population active, et selon les régions avec une concentration 2 à 3 fois plus importante en Île de France, il ressort qu’il ne s’agit plus d’une pratique occasionnelle mais bien d’une pratique qui s’inscrit dans la durée.

Ce fait social a une incidence très profonde sur comment concevoir dorénavant l’habitat et la ville. Ce n’est pas seulement l’habitat qui est bousculé mais l’habité, la relation à la dichotomie espace professionnel-espace privé, espace privatif-espace commun, la diminution des déplacements professionnels qui modifient le rapport à son environnement urbain de proximité, la gestion des temps dans une unité spatiale, le temps professionnel, le temps des enfants, le temps de l’intime. L’unité de localisation, travailler et vivre dans la même commune ou dans un rayon de 50 km voire de 100 km en Ile de France est remisée par les progrès technologiques qui permettent de repenser la localisation de son espace de vie parfois très éloigné de son entreprise et pourquoi pas dans une région rurale si l’accès au réseau Internet est suffisant. C’est une transformation de la relation à l’autre en tant que professionnel, de la relation à soi, le travail dans toute sa mosaïque de représentations (type d’entreprise, lieu de travail, fonction, statut) était jusqu’à présent un marqueur de l’identité d’une personne. C’est aussi une recomposition des relations sociales qui pourrait entrer dans un processus d’infléchissement du réseau professionnel classique pour favoriser un réseau social du proche, les voisins, les riverains, les usagers de son quartier.

Espace devenu productif (de travail), l’habitat peut ainsi devenir un « abîme » en termes d’identification sociale. La dimension de réassurance et compensatoire du logement est remise en question. L’habitat n’est plus forcément un lieu de repos, de protection et de réassurance. En contrepoint, l’intimité n’est plus associée à la cellule logement. Trouver de l’intimité, se ressourcer, se sociabiliser en dehors de chez soi se construit peu à peu chez les télétravailleurs. Il est possible de mixer plusieurs modalités de travail nomade entre le travail à domicile et le travail dans un espace dédié comme un co-working voire un café avec un accès wifi qui devient un espace de co-working informel. Ces nouveaux modes et lieux de travail complexifient le concept même de nomadisme.

Faut-il mener une réflexion sur l’adaptation seule du logement avec les questions croisées d’augmentation de mètres carrés et de modularité, à cette seule question il nous semble primordial d’ouvrir le champ des possibles, d’imaginer le logement comme un espace doté d’extensions dans sa résidence, son quartier, son village et d’opérer un changement de paradigme comme de ré-explorer des concepts novateurs à l’instar de l’unité d’habitation de Le Corbusier qui conçoit un immeuble non plus comme une addition de logements mais comme un collectif d’habitants qui partage des espaces aux fonctions diverses correspondant aux besoins identifiés, besoins qui peuvent évoluer dans le temps.

Travailler chez soi n’implique donc pas seulement de trouver ou « de se faire une place » dans son logement, il s’agit d’un changement radical d’organisation des conditions professionnelles et familiales, comment alors les adapter? Comment les pouvoirs publics, les professionnels de la fabrique de la ville mais aussi les entreprises peuvent-elles contribuer à ces adaptations et à ces nouvelles pratiques ? Il s’agit de concevoir différemment l’habitat mais aussi de construire des montages financiers différents, si le logement et l’espace habité deviennent des lieux d’exercice professionnel, une réflexion doit être menée sur la participation financière des entreprises à ces transformations profondes et plus largement sur les partenariats financiers à construire. De même, si des communs sont partagés comment envisager leur gestion, quelle charge financière pour les habitants ?

[3] Enquête de la DARES (Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques) de juin 2021

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2. L’envers de l’urbanité : quand la ville se dilue dans l’habitat

L’urbanité des villes a été fortement remise en question dans ses fondements pendant cette période de confinement. La privation de la ville tant dans ses dimensions spatiales, temporelles, que sociales, opère une disjonction entre les lieux et les sphères de vies publiques ou collectives. Chacun a été amené à recomposer son rapport à la ville et plus particulièrement à ce qui fait ses qualités d’urbanité, en termes de citadinité, de civilité et de citoyenneté.

2.1. D’une citadinité culturelle à une citadinité plus sensible

Avec l’assignation à résidence et la « confiscation du dehors », le sentiment de perte de la ville s’est imposé dès le début du confinement. Les façades de rideaux des commerces fermées en rez-de-chaussée, les passants qui s’évitent à distance, souvent seuls, la privation de l’accès à la plus grande part de la ville ainsi qu’à ses aménités (espaces publics, parcs et toutes possibilités culturelles et de loisirs), … ont favorisé l’imaginaire d’une « ville fantôme », voire de « fin du monde ». Cette obligation de rester à l’intérieur a créé un sentiment de dilution (voire de disparition) de la vie urbaine et sociale. La ville n’est devenue qu’une image mentale, qui ne peut ni « faire lieu », ni créer un sentiment de citadinité.

Et pourtant, certains ont loué les qualités d’un cadre de vie transformé, empli de silence, d’air « pur » et d’absence de trafic routier qui ont fait à cet instant de la ville, un havre de paix. Les désagréments quotidiens liés au bruit, à l’automobile, à la gestion des flux sont gommés au profit d’un espace nouveau. Nos premiers résultats, comme d’autres, révèlent chez les citadins une aspiration très forte à une ville plus calme, plus verte, plus proche et en même temps offrant une multitude d’espaces de rencontre. En parallèle, est mis en évidence la souffrance mentale, psychologique et sociale liée à l’absence d’interaction sociale. D’où une mise en tension entre un besoin de liens sociaux impliquant une certaine densité de population et un cadre de vie permettant un rapport à la nature indépendant du monde urbain. Sont redécouverts la qualité architecturale et paysagère, les lieux de nature, les vues du ciel, le chant des oiseaux… Quel nouvel espace à conquérir ou à reconstruire devient la ville ? Peut-on envisager simultanément une citadinité active et sensible, c’est-à-dire plus respectueuse des ambiances et paysages sensoriels et affectifs ?

Une nouvelle citadinité se dessine, sensorielle, affective et imaginaire

La dilution de la vie urbaine et de l’accès à la ville a révélé une strate urbaine jusque-là peu perçue. Faute d’être un lieu d’expérience partagée, une autre citadinité plus sensible s’est dessinée. L’attention aux variations des ambiances sensorielles, aux horizons sur les paysages urbains, aux temporalités des saisons, aux manifestations de la nature ont été autant de composantes urbaines qui ont permis de sentir et ressentir la ville à défaut de la vivre socialement et culturellement. Les sensations du temps de la vie terrestre, qu’elles soient humaines ou non humaines, s’éprouvent dans les lieux du proche et deviennent le terreau du sentiment d’habiter en commun. La révélation de cette strate urbaine sensible souligne les liens étroits entre le plaisir de vivre la ville et les ambiances, la nature, les paysages urbains. Elle dévoile une dimension de l’urbanité qui devient une ressource quand la vie sociale, culturelle et politique s’efface.

Avec le confinement, le vécu de la ville s’est centré ainsi sur les lieux du proche et leur essence sensible. Il a compensé la perte de vie sociale et urbaine par un sentiment d’habiter en commun la vie terrestre. La ville s’éprouve et se partage dans la proximité à travers ses manifestations sensorielles, affectives, imaginaires. Elle révèle le lien subjectif des citadins à leur ville, qui apparaît moins valorisé quand la vie urbaine collective s’anime. Elle individualise le rapport à la ville et paradoxalement l’étend dans son sentiment d’appartenance au monde vivant. L’appartenance à la ville apparaît élargie. La relation des citadins se manifeste non seulement vis-à-vis de la vie urbaine (ici vécue comme une perte) mais aussi par la vie sensible et plus largement la vie terrestre redécouverte.

Cette urbanité élargie, liée à la vie urbaine, mais aussi au vécu sensible et à la perception du vivant, questionne la conception des espaces urbains par les professionnels. Elle invite à porter attention aux ambiances sensorielles, à la présence de la nature, aux manifestations des éléments naturels (liés au cinq sens), à la relation aux paysages urbains et aux horizons terrestres pour permettre d’éprouver la ville dans toutes ces dimensions. Elle amène à penser une ville plus respectueuse des prises sensibles, c’est-à-dire tous les éléments et signes favorables aux partages des sentis, imaginaires et ressentis de la ville. Elle conduit à s’interroger sur la présence de la nature et du vivant pour permettre une plus grande intimité avec la vie terrestre. Elle interroge la mise en perspective des éléments sensoriels, les sonorités, les lumières et les ombres, la matérialité des sols, les mouvements du ciel… Elle demande une attention aux perspectives sur les paysages urbains.

Ces différentes composantes urbaines sont convoquées pour redonner du sens à la citadinité en cas de crise mais probablement aussi pour intensifier l’urbanité de nos milieux de vie. Pour autant, leur considération est loin d’être aisée. Elle amène à concilier une série d’aspiration urbaine contradictoire, entre une vie sociale et subjective, entre les temporalités sociétales et celles du vivant, entre une ville édifiée et une ville-nature, entre une ville fonctionnelle et ressentie, entre une ville du proche et terrestre. Elle questionne dès lors la fabrique urbaine dans sa capacité à relier des vécus urbains, sociaux, sensibles antinomiques mais qui fondent probablement un nous métropolitain et le sentiment d’appartenance à un territoire habité.

2.2. Une  civilité qui se recompose dans la proximité et qui s’exprime dans les limites publiques privées

La civilité, soit le désir de vivre ensemble, a été contrariée par l’obligation de rester chez soi. L’absence d’interaction est énoncée comme un manque réel pour les citadins. Ainsi le rapport à la ville a été altéré par le déficit de rencontres et l’émergence d’un sentiment ambivalent qui a oscillé entre la peur de l’autre, potentiellement porteur du virus, et malgré tout, un désir de l’autre. Les règles de civilité ont évolué entre ce qui a été considéré comme acceptable ou non selon son propre rapport à l’épidémie, générant de nouvelles « incivilités » sanitaires (non port du masque, regroupements…) et générant également de nouvelles relations de proximité. Comment dans ce contexte la ville se redéfinit avec une vie sociale moindre dans son intensité ? Comment les règles de vie collective se recomposent-elles ?

Renégocier la « limite » permettrait-il de réinventer la ville ?

La question de la « limite » entre espace domestique et espace collectif ou encore entre espace privé et espace public est réinterrogée au vu des modalités de réorganisation auxquelles on a pu assister durant le confinement puis dans la période qui a suivi.

Les limites séparent des espaces de différents statuts. Elles peuvent être matérialisées par des éléments qui constituent un effet de frontière, ou au contraire qui créent une continuité entre eux. La limite n’est pas toujours traduite par une ligne, plus qu’un simple tracé, elle peut avoir une profondeur et constituer un espace à part entière. Ainsi la limite est parfois très marquée formellement, et parfois beaucoup plus floue. Celle-ci est parfois matérielle et signifie, notifie, sépare, mais elle peut également être symbolique ou usuelle.

La limite d’espace est essentielle dans toute modalité de construction et de gestion, ce pour des raisons juridiques, économiques, mais également politiques et sociales. La limite encadre la propriété, clarifie les responsabilités, pose le cadre des usages possibles. Celle-ci est souvent protectrice, mais elle est aussi une contrainte. Contrainte que l’on essaie de dépasser de manière plus ou moins transgressive.

Durant le confinement et peut-être plus encore, durant la période post-confinement, cette limite entre l’espace public et l’espace privé a souvent été réinterrogée voire renégociée. Nouvelles modalités d’investissement des parties communes au sein des immeubles, extension des terrasses de bars et de restaurants sur l’espace public (sur les places de stationnement, les voies et places publiques), nouvelles formes d’appropriation de la rue par des riverains…. De nombreuses formes d’appropriation inédites se sont déployées dans la période post-confinement, qui sont pour certaines devenues pérennes.

C’est ainsi que lorsque les bars et restaurants ont pu rouvrir, de nouvelles terrasses se sont installées dans les villes : les “terrasses éphémères” et gratuites, mises en place pour soutenir le secteur de la restauration durement touché par la pandémie. Lors de leur installation, laissée à la liberté des gérants des bars et restaurants, on a pu observer une multitude de formes et de matériaux utilisés qui ont largement contribué à diversifier l’aménagement et le paysage de l’espace public. Chaque établissement a redoublé de créativité pour aménager de manière pratique et esthétique (voire artistique), des terrasses émargeant sur les trottoirs, sur les places de stationnement, sur les places et les quais. Elles ont contribué à redessiner la ville en lui donnant un air de fête. Chaque terrasse étant différente, elles constituaient autant d’îlots de convivialité dans l’espace urbain. On a pu constater qu’avec plus de liberté, les acteurs urbains sont en mesure d’innover et d’inventer de nouvelles modalités d’espace qui répondent à des attentes et des besoins différents. Ainsi des juxtapositions inédites de publics et d’usages ont pu se déployer de manière harmonieuse.

Fin octobre 2021, ces autorisations d’extension ont été caduques. Beaucoup de gérants et de clients ont souhaité conserver cette possibilité, même si les riverains ont commencé à contester cette éventualité. Des critiques liées aux nuisances sonores ont été exprimées ainsi que des jugements sur leur manque d’esthétisme….

Une réforme du Règlement des Étalages et des Terrasses a été définie le 1er juillet 2021 définissant les conditions d’installation de ces terrasses. On observe dans ce règlement une volonté d’homogénéisation physique de ces installations. Cette volonté si elle a pour bien fondé la cohérence esthétique urbaine a pour risque celui de la normalisation qui nierait toute la variété des formes et des couleurs qui a tant contribué à renouveler le paysage urbain durant ces quelques mois. Bien entendu se posent des questions de sécurité, mais cela pose bien d’autres questions :

Quid de la liberté de chacun de pouvoir contribuer à son échelle à la variété des formes et des ambiances urbaines ? Comment élargir la possibilité pour chacun de s’investir dans l’espace public que ce soit dans son aménagement ou dans son animation ?

Comment initier et stimuler de nouvelles formes de rapport tant individuelles que collectives au cadre urbain ? N’est-ce pas à ces énergies créatrices que l’on juge l’urbanité attachée à une ville ? Finalement, comment accroître l’urbanité à la suite de cette pandémie ?

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2.3. Vers une citoyenneté refondée entre espace public et espace démocratique

Une nouvelle citoyenneté en germe ?

La citoyenneté, soit l’envie d’agir ensemble, à même de générer un sentiment de communauté (Weber, 1921) et par extension de commun[4] s’est altérée, elle se fonde sur des règles de vie commune qui ont été bousculées par le confinement. Comment les consignes ont été intégrées, incorporées, transformées en capacité d’agir ou bien en frein à l’action ? Comment ont-elles transformées la relation de chacun avec la règle ? Ont-elles généré un nouveau contrôle social selon le niveau d’acceptation de ces règles de vie des confinés ? Ou bien au contraire ont-elles entraîné une volonté d’implication plus manifeste ? Comment ces modes d’engagements citoyens ont questionné et continuent de questionner la fabrique urbaine ?

La citoyenneté, soit l’envie d’agir ensemble, d’aller vers l’autre est fondée sur des règles communes qui ont été bousculées par le confinement et les modifications de ces règles au cours des vagues successives de propagation du virus, obligeant à de fortes adaptations. Notre capacité – en tant qu’animaux sociaux – d’appréhender des modalités de se mettre en relation avec l’autre, passe toujours par l’espace et quand il s’agit de devenir citoyens, de devenir de sujets politiques, c’est avec la ville qu’il faut se mettre en relation et c’est à travers la ville que nous pouvons intégrer la communauté et construire une citoyenneté. Néanmoins, cette intégration de la communauté, qui passe par la pratique de l’espace commun qui est la ville, demande une adaptation continue, une capacité à identifier et voir – par les sens tout comme par l’intelligence – les limites de notre action par rapport aux autres et aux règles communes, qu’elles soient écrites ou pas. Or, la crise sanitaire et les règles mises en place ces deux dernières années pour y faire face ont modifié sans cesse les limites de nos actions en ville. Nous sommes passés d’une interdiction presque totale à la citoyenneté à l’occasion du premier confinement, à des limitations partielles liées à la possession d’un certain nombre de conditions : du port d’un masque, à la distanciation des autres en public, à un schéma de vaccination contre le virus.

Vers un processus partagé de nouveaux espaces urbains pour une nouvelle citoyenneté

Le coup de force qui nous a obligé à renégocier nos relations avec l’autre et avec la ville a montré un besoin, peut-être jusqu’ici inexprimé, de regagner sur les espaces de consommation qui règnent aujourd’hui sur la ville, de nouveaux et multiples espaces de relation comme les espaces occupés par la voiture, les espaces de nature, les espaces communs à l’intérieur des immeubles… Cette multiplicité d’espaces et d’usages a révélé aussi un besoin à la fois d’isolement (exacerbé par la peur du virus) et de sociabilité. Désormais nous avons connu la possibilité de pratiquer en ville une vie de relations sociales et une vie de contemplation, sans que les deux possibilités s’interdisent l’une à l’autre. Mais comment peut-on revenir sur ces jours de confinement avec cette coexistence en la transformant en choix possible aujourd’hui, en ouverture et non pas en fermeture ?

Aujourd’hui, à l’heure du “pass vaccinal », l’espace public urbain reste le plus démocratique, seul espace devenu accessible à tous, où toutefois les limites de nos actions demeurent les règles de lutte contre la contamination comme le port du masque, la limitation des rassemblements…

Si nous nous projetons dans un futur où le virus devient endémique et dans le même temps vouloir créer une ville plus démocratique, où distance et proximité seront des pratiques simultanées selon les besoins de chacun, c’est à une ville plus fluide, moins contrôlée, moins immunisée et plus ouverte à la transformation, à laquelle il faudra réfléchir. La ville est devenue un espace organisé par les usages, de manière assez rigide : les enfants vont jouer dans les espaces qui leur sont dédiés, la consommation occupe une place très grande (et encore plus large avec l’extension des terrasses…), il y a toujours moins de bancs pour s’asseoir, les flux dominent. Il paraît contre-intuitif de penser à réduire les règles à l’heure où nous sommes soumis à des normes toujours nouvelles.

Toutefois, il serait possible d’expérimenter de nouveaux espaces publics qui proposeraient des éléments très minimalistes et amovibles, dont les usages auprès des citoyens seraient questionnés non pas en amont mais après une période de pratique. Nous pourrions ainsi créer un « work and progress urbain » qui permettrait à la fois d’évaluer le retour des citoyens sur leurs modes d’utilisation de ces espaces, leurs perceptions et leurs projections. Cette méthode pourrait nous surprendre sur les possibilités de pratiquer la ville qui laissent la place à la négociation quotidienne, à l’adaptation sans cesse des citoyens et des administrateurs. Cela ne signifie pas que des espaces codifiés devraient cesser d’exister, ces espaces sont nécessaires pour protéger des groupes plus vulnérables, comme les enfants. La réponse pourrait être des formes de contrôle spontanées qui résulteraient de négociations entre les corps dans un espace non-codifié, soumises à l’expérimentation et aux transformations continues dont nous ne connaîtrons pas l’issue mais sur laquelle nous garderons une vigilance afin de continuer à partager un espace ouvert.

Perspectives

Nous avons débuté notre recherche en mars 2020.  A l’orée de ces deux ans de recueil, d’analyses et de réflexions, nous constatons qu’une mutation s’amorce, des signaux de transformation se font voir dans certaines entreprises, des projets de renouvellement urbain opèrent des ré-orientations encore timides mais témoignent de la prise en compte du bouleversement des 24 derniers mois. Nous ne sommes qu’au démarrage de cette transformation profonde. Aussi est-il  temps d’affirmer que pour construire l’habitat et la ville de demain les sociologues, urbanistes, ethnologues, psychologues et experts en sciences sociales et humaines doivent être plus encore intégrés à l’élaboration des projets urbains.  Outre le recueil historique, cette recherche est aussi un plaidoyer pour démontrer que la fabrique de la ville est l’affaire de nombreuses expertises qui doivent mieux se croiser pour relever les défis de demain.

[4] Commun, du latin communis, ce qui appartient à plusieurs personnes (Littré) désigne ce qui est partagé par une communauté, un groupe humain. Le commun se distingue dès lors du public en tant qu’espace du politique, des citoyens (Sennet). Il peut se décliner tant à l’échelle de quelques individus qu’à celle d’un vaste ensemble humain (au-delà d’une société politique). Ainsi, le regard sur le monde est pour Hannah Arendt ce qui est commun à un ensemble humain.

Bibliographie

  • Arendt H. 1956. Condition de l’homme moderne, Paris, rééd. Calmann-Levy, coll. Agora.
  • Hall, E.T., 1966, La dimension cachée, Paris Seuil.
  • Gilbert P., 2016. Classes, genre et styles de vie dans l’espace domestiqueActes de la recherche en sciences sociales (N° 215), pages 4 à 15.
  • Sennett R., 1979, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil.
  • Weber Max, 1921, La ville, Paris, rééd. La Découverte, coll. « Politique et sociétés ».
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