Le confinement a profondément bouleversé notre rapport au temps, ou plutôt à l’espace-temps (Etienne Klein, physicien, 2020) en rendant indissociables temps et espace.
« On a l’habitude de dire que la différence entre l’espace et le temps tient en ce que nous pouvons nous déplacer librement à l’intérieur de l’espace alors que nous ne pouvons pas changer volontairement notre position à l’intérieur du temps ». (Klein 2020)
L’absence de repères, l’avenir incertain nous ont fait parfois perdre la notion même du temps.
Le fait d’être confinés dans un espace clos, borné, a modifié notre rapport au futur. Comme si le confinement nous avait plongé dans un présent éternel en empêchant toute projection dans le futur faute de voir loin dans l’espace.
Au cours de nos séances hebdomadaires d’entretiens et de lecture des journaux de bord, nous avons pu très concrètement mesurer l’évolution de l’humeur. Nous avons noté au jour le jour les changements opérés, entre humeur heureuse ou anxieuse, temps contraint, libre ou distendu… les qualificatifs utilisés sont nombreux.
Nous avons très vite été frappées par la similitude des ressentis quels que soient soit l’âge, le sexe et, plus frappant encore, le pays de résidence.
Bien sûr, le confinement a pu être plus difficile à vivre quand la cohabitation entre co-confinés a été conflictuelle, quand la maladie ou la mort se sont approchées de trop près, ou quand l’horizon professionnel s’est subitement obscurci. L’évolution du moral a été étroitement liée aux situations particulières des uns et des autres. Mais globalement les contours de la vague sont restés similaires sans être complètement impactés par les situations personnelles.
Le rapport au temps étant très lié à la sphère intime, nous avions imaginé que l’isolement, la baisse considérable de tous les contacts sociaux, auraient entrainé des ressentis très différents. Pourtant, il n’en a pas été ainsi.
De manière troublante, l’évolution des courbes a suivi des tracés assez semblables d’une personne à l’autre et assez proches en Italie et en France (avec 10 jours d’avance pour les italiens qui ont été confinés 10 jours avant la France).
Au-delà de l’intime, nous avons pu observer une expérience collective, et plutôt partagée par nos interviewés.
Plusieurs séquences peuvent être identifiées au cours de ce premier confinement. Le temps va progressivement s’étirer, s’allonger ou plutôt devenir élastique avec un « moral en yoyo » alternant les états émotionnels (le plus fréquent).
1. Le temps de la sidération (semaine 1 du 16 / 22 mars 2020)
L’annonce du confinement provoque dans un premier temps une forme de sidération. Le vocabulaire utilisé dans les journaux ou pendant les entretiens l’illustre bien : « Ce fut une nouvelle frappante », « sidérante ». L’impression dominante renvoie à de la « science-fiction », « une impression que ce n’est pas réel », « la 4ème dimension ».
Chacun est alors catapulté dans une position exceptionnelle qu’il imaginait courte, avec l’idée que la situation s’améliorerait rapidement.
En même temps, la décision rassure, soulage, par rapport à une situation qui était devenue angoissante : montée des cas, questionnements sur les comportements à risque, clivage entre ceux qui s’étaient déjà auto-enfermés par peur de l’épidémie et ceux qui la niaient ou la sous estimaient.
En cette première semaine de confinement, nombreux sont ceux qui apprécient la possibilité de prendre une pause, « un temps mis sur pause », « bienvenu », qui rompt avec la course folle d’avant confinement, « des vacances inespérées », « un cadeau ».
« Enfin du temps retrouvé. J’ai la journée devant moi et la liberté de la remplir ».
Et pour la remplir, la plupart débordent de projets. Pour beaucoup, ce confinement va permettre de prendre le temps de faire tout ce qu’ils avaient souvent décalé faute de temps (rangement, tris des photos, lectures en retard, écriture…).
Notre collègue italienne nous avait prévenues en nous disant que dans 10 jours nos emplois du temps risquaient être surbookés, comme c’était le cas en Italie.
La première semaine est également le temps de l’organisation : en famille et pour le travail. Des stratégies sont mises en place avec les « co-confinés » pour rendre le confinement « vivable », des bureaux de fortunes sont improvisés dans des conditions parfois peu optimales.
En Italie, après deux semaines d’assignation à résidence stricte, le temps devient long.
2. L’épreuve de l’incertitude (semaine 2 du 23 / 29 mars 2020)
Très vite, dès la deuxième semaine, chacun prend conscience que le confinement sera plus long que prévu. Ce sentiment restera diffus jusqu’à mi-avril.
Les projets et l’enthousiasme du début ne sont pas encore retombés. Les apéros virtuels en famille et entre amis restent encore nombreux. Et les emplois du temps deviennent en effet très chargés. Nombreux sont ceux qui profitent de l’explosion des offres gratuites dans tous les secteurs (visites de musées, livres, films…). D’autres trouvent refuge dans les smartphones, les réseaux sociaux. Groupes WhatsApp et apéros virtuels se multiplient assez rapidement. Les « vidéos gags » déferlent sur les réseaux sociaux comme un paravent à la peur.
Puis très vite, dès la 3eme semaine, le temps s’allonge et la routine s’installe jusqu’à provoquer une fatigue morale et une forte lassitude. « Ça commence à tirer ». Le prolongement dans le temps de cette situation exceptionnelle produit graduellement des émotions négatives (anxiété, stress…). Chacun a conscience de vivre dans un présent qui va durer longtemps, indéfini, et il est très difficile de se projeter. L’information en boucle sur cette situation inédite et monothématique devient de plus en plus anxiogène.
La maladie se rapproche, les cas de COVID sont plus nombreux : l’envie de sortir s’amenuise. Le temps se distend et le rythme de vie ralentit. Petit à petit, les activités diminuent et des frustrations apparaissent parfois par rapport à tout ce qui avait été envisagé et ne se concrétisera pas.
Chacun vit au jour le jour, des vies séquencées à la journée. Les activités sont programmées au fil de l’eau, structurées avec quelques intervalles de vide.
En parallèle, ce temps de respiration permet un « recentrage sur l’essentiel », et la possibilité de prendre du temps pour soi.
Apéros connectés, échanges virtuels tous azimuts finissent par lasser. Les contacts se resserrent sur les amis proches et la famille. On prend le temps de téléphoner à des personnes chères, on se soucie des proches en prenant de leurs nouvelles.
Une forme de résignation commence à s’installer et va augmenter progressivement.
3. La quatrième semaine de confinement commence à marquer un tournant (Semaine 4 – 6 / 12 avril 2020)
Chacun continue à vivre au jour le jour, manquant encore totalement de visibilité sur le déconfinement.
Le travail reste aidant mais compliqué pour ceux qui ont des enfants. Il est en effet de plus en plus difficile de concilier travail et enfants à la maison.
Alors que jusque-là la question de l’après ne s’était pas encore posée, la peur d’un retour à la « normalité » commence à émerger.
4. Continuité et changement ( 13 / 19 avril)
La cinquième semaine marque elle un réel tournant avec l’annonce par Emmanuel Macron du prolongement du confinement et surtout d’une date de fin.
L’inversion du décompte des jours est notable : on compte désormais à rebours « J-30 avant le déconfinement ».
Cette date tant attendue provoque une lueur d’espoir mais l’absence de clarté sur le message limite sérieusement l’enthousiasme, « rien n’est clair ».
La montée des inquiétudes face au déconfinement s’accélère (sur le travail, sur le danger sanitaire, sur la crainte que rien ne change…). L’ambiguïté de la situation est perceptible. Le temps devient long, très long et en même temps le confinement crée un cocon, une bulle protectrice dont la disparition inquiète.
Après un mois et demi de confinement, les jours se ressemblent. L’assignation à résidence est difficile à supporter avec une montée en puissance sur les 3 dernières semaines.
Perte d’énergie, épuisement psychologique se font lourdement sentir. Chacun a hâte de sortir, de retrouver la liberté de circuler à sa guise. L’absence de contacts physiques, de nouvelles rencontres, est pesante. Beaucoup ont hâte « de retrouver des contacts physiques en vrai ».
Le rythme est toujours ralenti. Il est très difficile de se projeter dans un futur proche et notamment l’absence de perspectives pour les vacances pourtant très proches est très préoccupante.
On note de plus en plus d’entorses à la règle. Les frontières de déplacements limitées à un kilomètre s’élargissent progressivement. Les rendez-vous avec des voisins amis dans l’espace public pour des arpentages collectifs sont de plus en plus fréquents. Chacun jongle avec les attestations pour prolonger l’heure de sortie autorisée.
Les craintes sur l’après se font plus pressantes au fur et à mesure que la crise sociale et économique est de + en + visible. En offrant un temps de maturation personnelle par rapport à des choix de société, la prise de conscience d’une nécessaire transition sociétale s’impose à beaucoup.
Une forte angoisse sur la société qui se construit pour l’après est exprimée. Elle mêle sentiment d’infantilisation, peur d’une baisse des libertés individuelles et crainte d’un effondrement économique pour de nombreux ménages…
La dernière semaine, beaucoup ressortent épuisés. On note un « besoin de l’état de vacances ». « Je n’en peux plus du vide »…
Le bilan du confinement est très mitigé. Le « temps cadeau » évoqué par certains au début, se transforme parfois au final en « temps volé ».
Mais le 11 mai, l’impression dominante est que rien ne changera. Le 12 sera dans la continuité du confinement : « libérés de rien ».